
En remontant le fil de l’histoire du Mouvement du 9 décembre, double de papier du Printemps Républicain fondé en réaction aux attentats de 2015, Aurélien Bellanger sonde les dérives de mobilisations qui, au nom de la défense d’idéaux laïcs et républicains, auraient brouillé les frontières entre droite et gauche, voire enterré cette dernière en lui soustrayant l’idée même de progrès. Si ces mobilisations ne sont qu’une « version policée de la théorie du grand remplacement », comment ont-elles pu germer au sein même du Parti socialiste, parmi des républicains sincèrement positionnés à gauche ?
« C’était la vraie gauche qui s’exprimait à travers lui. Non pas celle qui s’était vendue, à Créteil ou ailleurs, aux minorités, mais celle qui avait su demeurer universelle et s’élever au-dessus des intérêts particuliers – la gauche comme cathédrale. »
L’exercice est très particulier. La forme revendiquée est celle du roman, de l’histoire « contrefactuelle » dans laquelle le lecteur est mis en garde contre les parallèles avec toute personne réelle. Pourtant, les trajectoires des protagonistes ne laissent aucun doute sur l’identité de l’enseignant-chercheur socialiste Laurent Bouvet, des philosophes Raphaël Enthoven et Michel Onfray, de l’essayiste Caroline Fourest et même, pour les lecteurs les plus initiés, d’une ribambelle d’acteurs du débat allant de Philippe Val à la militante Rokhana Diallo en passant par le conseiller Patrick Buisson, le ministre Jean-Michel Blanquer ou les sociologues Gilles Kepel et Olivier Roy. Aurélien Bellanger connaît l’histoire politique et les arcanes du PS sur le bout des doigts ; il restitue brillamment les paniques culturelles contemporaines et le clivage opposant la gauche multiculturaliste protectrice des minorités et à celle qui s’alarme au contraire des communautarismes, du déclin des valeurs méritocratiques, de l’ « islamogauchisme » ou de la « théorie du genre ».
Cette précision interroge forcément, surtout lorsque l’auteur est comparé à un « Houellebecq de gauche » ou qu’il se réfère lui-même à Balzac : qu’est-ce qui relève du roman dans ces pages ? Et bien, pas grand-chose. La quasi-entièreté de la chronologie du Mouvement du 9 décembre suit celle du Printemps Républicain pour ne s’en distancer que dans les pages finales qui envisagent un scénario alternatif dont je n’ai pas bien saisi l’intérêt à un point aussi tardif de la narration. Pour le reste, la fiction se limite aux intentions, stratégies et pensées intellectuelles ou intimes prêtées aux protagonistes suivant un procédé discutable qui m’a mise mal à l’aise. Le double de Laurent Bouvet, par exemple, crève d’avoir échoué à faire carrière au Parti socialiste et manigance en permanence pour assoir son influence.
« Car si la droite et la gauche ont pu disparaître, à un moment, en France, c’est parce qu’un clivage plus opérant s’est dessiné entre ennemis et amis du Mouvement du 9 décembre – entre ceux qui pensent que l’islam a toute sa place en France et ceux qui pensent qu’il doit en être éradiqué. Si effrayante soit-elle, cette stratégie de la guerre de civilisation à outrance pourrait représenter l’héritage principal du Mouvement. »
J’ai donc lu ce texte plutôt comme une chronique historique doublée d’un essai selon lequel la liquidation idéologique du PS découlerait de l’hégémonie intellectuelle et des dérives islamophobes d’entrepreneurs politiques arc-boutés contre les revendications émancipatrices contemporaines. Si le contexte de panique culturelle doublée de clivages grandissants entre villes et campagnes et d’importation de luttes politiques étatsuniennes me semble bien brossé, je trouve qu’Aurélien Bellanger donne une importance démesurée aux chantres de l’insécurité culturelle. La crise des grands partis de gouvernement, l’émergence d’un clivage culturel orthogonal aux oppositions gauche-droite sociales, la montée des extrêmes-droites et les difficultés de faire société et de gouverner dans ce contexte sont loin d’être franco-françaises. Ces phénomènes traversent la plupart de nos démocraties libérales. En France, il me semble que c’est avant tout Emmanuel Macron qui a le plus contribué à activer le clivage culturel qui traverse non seulement le PS, mais les Républicains, avec pour effet de pulvériser ces deux formations et de limiter de plus en plus l’espace politique à une opposition binaire entre son camp et celui du RN. Les causes de la perte plus générale du vote populaire par les partis sociaux-démocrates au profit de la droite radicale ne sauraient être ramenées exclusivement à l’activisme des angoissés de la laïcité.
Les derniers jours du Parti socialiste me laisse donc sur un sentiment ambigu. J’ai été intéressée par ce texte et je partage personnellement les réserves de l’auteur à l’égard des mouvements décrits, mais l’ambiguïté du registre me semble problématique et j’ai été frustrée par le manque d’épaisseur romanesque de ce texte.
Lu en août 2024 – Seuil, 23€
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