Le syndrome de l’Orangerie, de Grégoire Bouillier (Flammarion, 2024)

Comment allez-vous, par les temps qui courent ? Est-ce que vous aussi, ça vous chatouille, voire vous gratouille désagréablement ? Pour me remettre de l’élection présidentielle américaine ou au moins tenter de me changer les idées, j’ai décidé de lire le nouveau roman de Grégoire Bouillier (alias le détective Bmore comme chacun sait). Qui, figurez-vous, souffre, lui aussi, d’un mal étrange dont je ne doute pas après avoir lu ces pages qu’il figurera bientôt dans la classification internationale de l’OMS : le syndrome de l’Orangerie. Alors que les Nymphéas de Monnet exposés au musée de l’Orangerie plongent le commun des visiteurs dans un état de grâce, ils laissent l’auteur de ce roman sous le choc, convaincu que le bassin couvert de fleurs aquatiques renferme quelque chose de terriblement morbide. Allons bon.

« Passés au Luminol, les Nymphéas s’illumineraient comme un sapin de Noël. »

Un autre (peut-être à l’exception de Pierre Bayard) serait passé à autre chose une fois sorti du musée. C’est vrai, la plupart des gens peuvent avoir de petits moments de perplexité, des intuitions fugaces ou des questionnements un peu troublants. Mais qui prendrait le temps d’aller au fond (le mot est faible) d’une telle affaire, armé d’une détermination à toute épreuve, d’un sixième sens déconcertant, d’un zoom surpuissant (permettant de scruter la moindre parcelle du tableau « au-delà de la barrière macroscopique du visible »), d’une documentation transdisciplinaire (histoire de l’art, de la littérature et du cinéma, botanique, étymologie, psychologie…), d’une compilation pointilleuse de sources (le saviez-vous ? Les 700 ouvrages qui composaient la bibliothèque de Monnet ont été archivés un par un, et croyez-moi, une bibliothèque, ça en dit long sur son propriétaire !) associés à un don pour la libre association d’idées (trois petits chats, chapeau de paille, paillasson, etc.) ?

« Vous débloquez à pleins tubes, Bmore. »

Et finalement, l’énigme est moins délirante qu’il y paraît. Ou son côté délirant est à la mesure de l’entreprise de Monnet qui, du jour au lendemain, s’est mis à peindre obsessionnellement des nymphéas – on parle tout de même de plusieurs centaines de tableaux SUR LE MÊME MOTIF peints sur TRENTE ANS et 200 m². Ça ne vous intrigue pas ? Pour ma part, au bout de 50 pages, j’étais ferrée, impossible de reposer ce livre. Et j’ai joyeusement adhéré à l’outrance de la démarche d’enquête, m’étonnant à peine de croiser tour à tour Georges Clémenceau, Pascal Obispo, Renoir, Edgar Allan Poe, Samuel Beckett, Churchill, James Bond et le professeur Tournesol (tout se tient, je vous le garantis). Le narrateur fait feu de tout bois, recoupe les indices, échafaude des raisonnements hypothético-déductifs ou contrefactuels, désamorce les réserves potentielles avant qu’on ait le temps de les formuler, s’autorise au passage des commentaires réjouissants sur des sujets divers, emprunte des détours improbables qui le conduisent jusqu’à Auschwitz, laisse remonter des souvenirs révélateurs, multiplie compulsivement les parenthèses et digressions tout en soulignant à quel point il s’efforce de faire court (« On ne m’y reprendra plus à faire vingt livres en un si publier vingt livres pesant la moitié d’un fait le bonheur de l’époque. Monet l’avait bien compris, qui produisait en série et, à partir de maintenant, je veux être comme lui : totalement focus sur mon sujet et sur rien d’autre »). La bonne blague.

C’est tour à tour saisissant, captivant, hilarant et poignant. Et vous le croirez ou non, les conclusions sont imparables.

En refermant ce livre, je me suis rendu compte que j’en avais appris un rayon sur Monet, les nénuphars, les impressionnistes, le vingtième siècle, l’art, la société de consommation, la vie. Et que zoom zoom zen, j’avais oublié, ces quelques heures, à quel point notre monde allait mal.

« Dès lors que l’actualité prend toute la place, occupe toutes les conversations, mobilise toutes les énergies et dévore tout le langage.
C’est le moment de parler de tout à fait autre chose.
De nymphéas, par exemple.
C’est une question de survie.
De santé mentale.
Kafka l’avait bien compris : au moment où Monet entreprend son « grand travail », exactement au même moment, il note dans son journal, à la date du 2 août 1914 : ‘L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine.’ »

Lu en novembre 2024 – Flammation, 22€

14 commentaires sur “Le syndrome de l’Orangerie, de Grégoire Bouillier (Flammarion, 2024)

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  1. Oh oui ça gratouille depuis plusieurs mois et la littérature est parfaite pour évacuer.
    J’aime énormément l’art de Monet et j’ai été envoûtée par ma visite de l’orangerie alors ce roman m’intéresse beaucoup. Je ne savais qu’en penser quand je l’ai vu maintenant c’est fixé, je le veux !

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  2. Voilà un retour qui me donne très envie. J’ai lu plusieurs avis négatifs alors j’avais des doutes malgré d’autres critiques élogieuses. Et comme je sais que je peux te faire confiance 😉 je note !

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    1. Merci Linda ! Franchement je peux comprendre que certains lecteurs trouvent Bouillier fatigant 😉 Il suit son enquête comme une idée fixe et n’hésite pas à explorer À FOND certaines pistes qui pourraient sembler anecdotiques. Mais outre le fait que ce type de personnage m’est sympathique (je peux jusqu’à un certain point même m’identifier 🙂 ), ce n’est pas ici un exercice grotesque ou absurde, j’ai été complètement convaincue par les conclusions et ravie d’en avoir appris autant sans même le remarquer.

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  3. Ce livre a l’air fou fou fou et en même temps apaisant et intéressant (j’adore Monnet et ses nymphéas !). Ta chronique est incroyable et malicieuse, j’ai adoré ! Merci à toi pour la découverte… 🙂

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