Les éléments, de John Boyne (Lattès, 2025)

Quatre voix, quatre drames liés chacun à un élément – eau, terre, feu, air – qui pourraient chacun tenir seul, comme nouvelle indépendante. Mais les coutures sont bien là : les lignes narratives se croisent, des visages familiers réapparaissent, éclairés sous un autre angle, ce qui semblait clos peut se rouvrir et connaître un autre dénouement, et de bout en bout, les mêmes ondes de choc se propagent.

Le roman s’ouvre sur une petite île battue par les flots où s’installe une femme qui fait profil bas. Nouveau nom, nouvelle coiffure, nouvelle maison en marge de tout : qui est-elle ? Est-elle en fuite ? Ou cherche-t-elle à expier quelque chose par cette existence hermétique au reste du monde ? Quelque chose a irrémédiablement déraillé, mais quoi ? Au fil de réminiscences qui remontent par vagues, son passé se dessine. C’est très intrigant et le procédé se révèle tout aussi efficace dans les récits suivants qui voient d’autres personnages se débattent chacun avec ses zones d’ombres : un jeune espoir du foot, une chirurgienne très secrète, un père en quête de réparation. Le sens de chaque histoire ne s’élucide que progressivement, au fur et à mesure que les strates de souvenirs s’effeuillent, que les certitudes vacillent et que les vernis se fissurent…

En toile de fond se déploie une réflexion sur la culpabilité comme construction sociale et morale. J’ai été particulièrement frappée par le terreau de frustrations et de refoulements que forme l’Irlande puritaine et homophobe, ainsi que par la récurrence des parentalités défaillantes – destructrices, démissionnaires, absentes.

La narration chorale permet à l’auteur de sonder les déflagrations au long cours des violences les plus graves, certaines victimes devenant incapables de vivre ou de développer leur propre boussole morale. Certains développements m’ont mise mal à l’aise dans leur exposition très crue de déviances psychologiques et de formes de manipulation particulièrement perverses. Mais j’ai été intéressée par les renversements de perspective nourris par la forme romanesque et chorale. On découvre comment victimes ou proches d’un criminel peuvent être l’objet de discours tour à tour compassionnels ou culpabilisants ; les difficultés que l’on peut éprouver pour mesurer sa propre compromission ; ou encore la tendance à relativiser les fautes des puissants.

« Les éléments – l’eau, la terre, le feu, l’air – sont nos plus grands amis, ceux qui nous animent. Ils nous nourrissent, nous réchauffent, nous donnent la vie et, pourtant, ils conspirent à nous tuer à chaque tournant. »

De sa plume à la fois lyrique et intimiste, John Boyne sonde ces questions jusqu’à la chimie des choses et des êtres. Il explore la part élémentaire de l’humain, cette matière brute des émotions et des corps, cette lutte avec les pulsions et la culpabilité comme avec des lois physiques. L’eau du refoulement, la terre de l’enfouissement, le feu de la rage, l’air du souffle retrouvé sont des forces qui, combinées, déclenchent des réactions en chaîne. Reste que la métaphore des éléments agit davantage comme une clé de lecture que comme une explication. Elle donne une forme au chaos déchaîné par les abus les plus violents et dessine un monde où les lois naturelles gouvernent les êtres bien plus que leur morale et leurs choix. Une vision certes suggestive, mais qui laisse planer une sensation d’étouffement et de malaise : les forces élémentaires de Boyne semblent réduire le libre-arbitre des humains à une peau de chagrin. À moins que ce soit précisément la mise en mots des mécanismes de l’abus qui permette de s’en extraire enfin ?

Lu en septembre 2025 – traduction française chez Lattès, 23,90€

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