Lu en mars 2018 – Hachette, 1994, disponible seulement d’occasion
Voici encore un classique très populaire outre-Rhin et dans le monde (les livres d’Ottfried Preussler ont été traduits en près de 60 langues et diffusés à 50 millions d’exemplaires !), mais trop peu connu et lu en France. Une édition plus récente que celle que nous avons pu trouver a été proposée en 2010 par Bayard Jeunesse, avec une traduction de Jean-Claude Mourlevat. Cette édition est, elle aussi, épuisée…
Aux alentours de 1700, dans la sombre province de la Lusace, aux confins du Saint Empire Romain Germanique, Krabat mène une vie de vagabond. Un rêve récurrent le conduit au lugubre moulin de Schwarzkollm où il devient apprenti-meunier. Son quotidien est désormais rythmé par les travaux pénibles et routiniers que Krabat et les onze autres compagnons doivent effectuer tout au long de l’année, sous l’autorité du Maître. Aliéné et obnubilé par cette routine, il n’en perçoit pas moins, lors d’éclairs de lucidité, tout le caractère inquiétant des activités du moulin de Schwarzkollm : qui est vraiment le Maître ? À quels savoirs occultes s’attache-t-il réellement d’initier les apprentis ? Quels dangers encourent ces derniers ? Est-il possible de quitter le moulin infernal ?
La plume alerte d’Ottfried Preussler nous plonge dans un décor féodal, marécageux et empreint de mystère. Le moulin et son maître sont effrayants et l’atmosphère vraiment oppressante, parfois terrible – un peu à la manière des contes. L’histoire m’a d’ailleurs beaucoup évoqué un conte du Maghreb, Le neveu du magicien :
Comme souvent dans les contes, les frissons éprouvés sont à la hauteur du soulagement lors du dénouement de l’histoire : cette lecture n’a pas donné de cauchemars aux garçons !
De nombreux lecteurs font aussi des parallèles avec Harry Potter, paru plus de vingt ans plus tard. Comme Harry, Krabat est orphelin. Comme lui, initié à la magie, il grandit sous nos yeux et doit résister aux tentations de corruption, de manipulation et d’intrusion malveillante dans son esprit. Comme lui encore, il peut compter sur ses amis mais doit se méfier de certains de ses compagnons. Le roman est, d’une certaine manière, plus sombre que ceux de J.K. Rowling : Krabat est vagabond, il connaît la faim, le froid et la domination psychique et physique d’un Maître mal intentionné.
Nous avons eu beaucoup de plaisir à lire ce roman vraiment très bien écrit. L’histoire progresse assez lentement, nous donnant l’impression d’être happés par la routine implacable du moulin tout en distillant savamment des éclairs de lumière nous laissant entrevoir ce qui s’y trame réellement et entretenant la tension narrative. Antoine et Hugo ne se sont pas ennuyés une seule seconde, mais il a fallu interrompre la lecture à de multiples reprises pour éclairer le vocabulaire de la meunerie ou le contexte historique – lorsqu’il s’agit, par exemple, des efforts du prince-électeur de Saxe pour recruter des militaires pour livrer bataille contre le roi de Suède, ou même d’expliquer ce qu’est une calèche. Ce roman est parfait pour une première initiation au genre fantastique – et aux valeurs d’intégrité, de solidarité, de courage et de liberté.
Extraits
« Le vieillard s’approcha plus près encore, la mine anxieuse.
– Je voudrais te prévenir, petit. Évite le marais de Kosel et le moulin des Eaux noires. Ces endroits-là, il vaut mieux s’en méfier… »
« Comment était-il arrivé là aussi brusquement ? En tout cas, il n’était pas passé par la porte. L’homme tenait une bougie à la main. Il observa Krabat sans rien dire, puis hocha le menton et déclara :
– Je suis le Maître de ce moulin. Tu peux devenir mon apprenti, si tu veux ; il m’en faut un. Cela te tente ?
– Cela me tente, s’entendit répondre Krabat.
Sa voix lui parut étrangère, comme s’il ne s’agissait pas du tout de la sienne.
– Et que dois-je t’apprendre ? demanda le Maître. La meunerie, ou tout le reste aussi ?
– Le reste aussi, dit Krabat.
Alors le Maître lui tendit sa main gauche.
– Tope-là !
À l’instant où leurs mains se touchaient, une rumeur sourde et des grondements s’élevèrent dans la maison. Cela semblait venir des entrailles de la terre. Le plancher s’incurva, les murs se mirent à trembler, poutres et piliers à vibrer. »
« Tandis qu’ils marchaient vers les maison, il commença à neiger. La neige tombait en jolis flocons légers, comme la farine dont on les aurait saupoudrés à travers un tamis géant. »