Sally Jones, de Jakob Wegelius, (2014 pour l’édition originale en suédois, 2016 pour la traduction française)

sally jones

Sally Jones est une héroïne hors du commun : « Pour ceux qui ne me connaissent pas, je tiens à préciser que je ne suis pas un être humain mais un singe anthropoïde. Un grand singe. » Aussi loin qu’elle s’en souvienne, la gorille a toujours vécu parmi les hommes et il ne lui manque que l’usage de la parole : « J’ai appris la manière dont vous réfléchissez et je comprends ce que vous dites. J’ai appris à lire et à écrire. J’ai appris à voler et à trahir. Je sais ce qu’est la cupidité. Et la cruauté. » Après avoir eu de nombreux maîtres qu’elle préfèrerait pouvoir oublier, elle sympathise avec Henry Koskela, dit « le Chef » qui partage sa passion pour la navigation et la mécanique. Suite à une mauvaise rencontre, il est injustement accusé de meurtre et emprisonné. Sally Jones, désespérée, ne voit d’autre issue pour sauver son ami que de mener l’enquête, quitte à se rendre à l’autre bout du monde pour cela !

Ce roman très original transcende les genres puisqu’il est tout à la fois une enquête policière, un roman maritime, un roman historique et un roman animalier. Le résultat mérite sans aucun doute les multiples prix qui lui ont été attribués. Sa couverture est très belle et très soignée, ainsi que les illustrations pointillistes en noir et blanc qui contribuent pleinement à planter le décor du début du 20ème siècle.

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L’intrigue se noue donc dans une période de tumulte politique en Europe, de développement du commerce international, de domination coloniale et de révolutions technologiques et culturelles. Jakob Wegelius travaille très bien l’atmosphère des lieux de l’intrigue, du port de Lisbonne au palais du maharadjah de Bhapur en passant par la salle des machines de plusieurs cargos. Sally Jones se révèle une observatrice hors-pair dont le récit nous permet de nous immerger dans les odeurs, les goûts, les musiques et les sensations de cette époque. La lecture du roman nous laisse un sentiment empreint de mélancolie, de sensibilité, mais aussi de dépaysement radical.

L’intrigue est assez passionnante et pleine de rebondissements qui s’enchaînent sans aucun temps mort jusqu’à l’élucidation finale d’une affaire pleine de ramifications. Les 550 pages de ce pavé se laissent donc facilement dévorer, même si je me suis demandé si la deuxième partie n’aurait pas pu faire l’économie de plusieurs digressions et aller droit au but.

Les personnages sont hauts en couleur, mais connaissent pour beaucoup un sort tragique. Parmi eux, une mention spéciale doit être faite de l’héroïne – troublante, débordant d’intelligence, de sensibilité et d’empathie. Le roman est très bien écrit et traduit. Le regard précis et l’intuition de Sally Jones font office de révélateur de la violence et de la misère humaines : violence des rapports sociaux, de la domination des hommes sur les femmes et des puissants sur les plus vulnérables. À cet égard, et sans que le texte ne soit susceptible de heurter, je ne conseillerais pas ce roman à des lecteurs trop jeunes. Cela dit, il en émane une touche d’espoir puisque Sally Jones fait quelques très belles rencontres et semble rendre meilleurs ceux dont elle croise la route.

Une très jolie découverte qui m’a fait très forte impression !

L’avis du blog Jangelis, c’est par ici !

Extraits

« Je me souviens qu’il pleuvait quand nous sommes sortis pour aller dîner. Les lumières des lampes à gaz se reflétaient dans les pavés mouillés du quai. L’eau sale ruisselait dans les ruelles étroites de l’Alfama. Il faisait chaud à O Pelicano. Les habitués étaient serrés autour des tables rondes dans la salle enfumée. Plusieurs d’entre eux nous ont salués d’un hochement de tête ou d’un signe de la main. Des marins et des dockers, des filles de joie aux yeux cernés et des musiciens en manque de sommeil. Une imposante femme habillée en noir qui s’appelait Rosa chantait une chanson sur l’amour malheureux. C’était du fado, un genre de chansons caractéristique des quartiers pauvres de Lisbonne. »

« – Dieu sait ce qu’il y a comme saletés dans les poils de cette bête, a-t-il grommelé une fois en me jetant un regard méprisant.
– Mesure tes mots, a dit Ana. Elle comprend plus que tu ne crois !
Signore Fidardo m’a alors regardée dans les yeux pour la première fois.
Puis il a dit :
– Ça m’étonnerait. »

« Un navire constitue un petit monde à lui tout seul. Il a ses propres lois et sa propre manière de calculer le temps. Quand on assure le quart jour après jour, nuit après nuit, il est facile d’oublier qu’il existe un monde aussi en dehors du bateau. »

« Nous avons survolé Bhapur dans tous les sens. Nous partions souvent tôt le matin pour ne rentrer que dans la soirée. Bientôt toute la population avait vu son avion passer au moins une fois dans le ciel. Quand nous atterrissions pour déjeuner dans un champ ou dans un pré, il arrivait qu’une foule s’assemble autour de nous. La plupart du temps, le maharadja faisait semblant de ne pas les voir. Mais je remarquais qu’il était mal à l’aise en découvrant les enfants sales, les femmes maigres au dos voûté et les hommes épuisés. Je crois qu’au fond de lui, il les craignait un peu. »

Lu en juin 2018 – Éditions Thierry Magnier, 16,90€

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