Nord sentinelle, de Jérôme Ferrari (Actes Sud, 2024)

Connaissiez-vous North Sentinel ? Rien que pour m’avoir fait découvrir cet îlot abritant l’une des dernières populations totalement coupées du monde moderne, le nouveau roman de Jérôme Ferrari valait son pesant de cacahuètes. Figurez-vous que les guerriers Sentinelles ne plaisantent pas, ceux qui osent mettre le pied sur leur île se font trucider. Un procédé radical mais efficace pour se préserver des affres de la civilisation ? Le narrateur du roman n’est pas loin de le penser :

« … personne ne peut contester que si quelque obscur Indien caraïbe avait, dans un éclair de lucidité salvatrice, fracassé le crâne de Christophe Colomb au lieu de l’écouter, avec une curiosité fatale, débiter ses fadaises en agitant crucifix et breloques, il devrait être tenu pour un héros et le bienfaiteur, à jamais ignoré, du genre humain. Le même raisonnement demeure à l’évidence valide quel que soit le pays de l’indigène, quelle que soit la provenance du voyageur, quel que soit le nom des mers que colore très brièvement son sang. »

Mais voilà : notre narrateur a l’habitude de préciser que l’occasion de se débarrasser des importuns ne se présente qu’une seule fois et qu’une fois le premier installé, le mal est fait et il n’y a plus qu’à l’endurer stoïquement. On ne saurait donc, vous le comprendrez, lui reprocher d’avoir influencé son crétin de petit cousin d’avoir poignardé un jeune touriste de passage !

Tout est réjouissant dans ce roman : le décor (sans doute corse) gorgé de folklore, de vendettas légendaires et d’entrepreneurs outrecuidants ; la férocité avec laquelle le narrateur rhabille pour l’hiver non seulement les touristes mais la famille Romani, pilier central du roman, et jusqu’à lui-même, faisant preuve d’une autodérision désarmante ; la réflexion sur la manière dont notre époque met nos valeurs sens dessus-dessous, célébrant la toute-puissance du fric, le consumérisme et la médiocrité au détriment de la culture et de la réflexivité ; la construction virtuose qui entremêle roman d’initiation, diatribes contre le tourisme de masse, flashbacks d’une génération à l’autre des Romani, enquête policière et des passages poétiques où l’on s’étonne à peine de voir surgir un sultan ou un djinn. C’est fluide, captivant, jouissif.

Je n’en ai fait qu’une bouchée et je me trémousse déjà comme une baigneuse dans la Méditerranée à l’idée des deux tomes qui doivent venir compléter ce triptyque.

Lu en octobre 2024 – Actes Sud, 17,80€

6 commentaires sur “Nord sentinelle, de Jérôme Ferrari (Actes Sud, 2024)

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  1. Il a l’air savoureux ce roman !
    « la réflexion sur la manière dont notre époque met nos valeurs sens dessus-dessous, célébrant la toute-puissance du fric, le consumérisme et la médiocrité au détriment de la culture et de la réflexivité » Un livre qui ouvre ce genre de réflexion ne peut que me tenter.

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  2. Merci pour ta chronique jouissive et la découverte non seulement de ce livre qui a l’air délicieux mais aussi d’une expression que je ne connaissais pas et que je vais essayer de replacer à l’occasion… « je me trémousse déjà comme une baigneuse dans la Méditerranée », j’adore ! 🙂 Merci pour tout !

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    1. Merci beaucoup à toi, c’est super gentil ! L’expression fait allusion aux nombreux (et insupportables) touristes qui peuplent la Corse du roman 🙂 J’espère qu’il t’enthousiasmera autant que moi. Bonne lecture et merci encore pour ta confiance !

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