
Vous vous souvenez de Ray Carney, vendeur de meubles et père de famille (presque) respectable à Harlem ? Et bien, on ne peut pas dire que les années 1970 lui aient apporté beaucoup de répit.
Avec une vitalité réjouissante, Colson Whitehead brosse 50 nuances d’arnaques – des filouteries du quotidien aux crimes en col blanc : receleurs, maîtres chanteurs, flics ripoux, mafieux et pyromanes s’agitent dans une ville gangrenée par la corruption. Pour Carney, rester honnête relève presque de la gageure… et il faut bien avouer qu’il n’y met pas toujours la meilleure volonté. « Crook », « crooked », « crookedness », « crookery », cette lecture m’aura fait faire le tour des dérivés du mot escroc.
J’ai retrouvé avec plaisir les personnages de Harlem Shuffle. Et impossible de ne pas être fascinée par le Harlem qui frémit entre ces pages au son des chansons des Jackson 5, des slogans de la Black Liberation Army et du crépitement des incendies criminels. Une vraie fresque (ce n’est pas pour rien que Colson Whitehead se réclame d’Edith Wharton comme modèle), dense de références et d’anecdotes savoureuses. J’ai notamment adoré découvrir la Blaxploitation, ce cinéma où des héros noirs badass prenaient spectaculairement leur revanche à l’écran – si vous ne connaissiez pas Blacula ou Cleopatra Jones, je ne doute pas que vous serez aussi ravis que moi de faire leur connaissance !


Par contre, il faut bien le dire, je suis toujours aussi mitigée sur la structure en trois récits autonomes reliés surtout par leur protagoniste et leur décor new-yorkais. L’ensemble m’a donné une impression un peu éclatée, cela ne fait pas un roman et la fresque sociale prend parfois le pas sur l’intrigue. Les personnages secondaires sont si nombreux qu’il devient parfois difficile d’en suivre chacun. Cela manque d’un arc narratif qui mette l’ensemble sous tension.
Cela dit, quelle plume ! Whitehead a le sens du dialogue et de la formule, entre ironie mordante et groove new-yorkais. Ses répliques sont toujours aussi géniales :
‘Reform versus revolution’, Carney explained to John. Two and a half weeks earlier, May 12th. The verdict in the Panther 21 trial had come down and his son had questions.
‘It’s like in my store’, Carney said. ‘Reform is changing what’s already there to make it better, like stain-proof upholstery, or wheeled feet with brakes. Revolution is when you throw out everything and start new. You know the Castro Convertible?’
John nodded. The TV commercials were inescapable.
‘The convertible sofa is revolution’, Carney said. ‘Takes every idea we have about sleeping, about space, and flips them upside down. Living room? Boom – it’s another bedroom’. He paused. ‘Bet you didn’t know the inventor of the convertible bed was a black man.’
John shook his head.
‘Leonard C. Bailey, businessman and tinkerer. Filed a patent in 1899 that the U.S. military put into mass production. You can look it up. Revolution.’
Voilà qui illustre le talent de l’auteur : son regard acéré sur la société, sa capacité à mêler la politique au trivial, à faire se croiser l’histoire et la pop culture avec une aisance bluffante.
In fine, si l’intrigue ne m’a pas tenue en haleine comme dans Nickel Boys, je ne résiste guère au charme de ce Harlem à la croisée des chemins. Et j’ai déjà hâte de découvrir le tour que prendront les choses dans les années 1980s, avec le prochain tome.
Lu en février 2025 – Édition américaine chez Vintage Books, 18$ (traduction française disponible chez Albin Michel)
Le côté fresque sociale m’intéresse beaucoup même si c’est dommage qu’elle ne soit pas équilibrée avec l’intrigue…
J’aimeJ’aime
Tu résumes parfaitement le dilemme que pose ce roman d’après moi. Si on n’a pas envie de s’immerger dans une fresque sociale sur le Harlem de cette époque, à mon avis, il vaut mieux passer son chemin. Mais sinon, on y retrouvera son compte même si l’intrigue manque (d’après moi) d’un tour de vis 🙂
J’aimeAimé par 1 personne