
Jonathan Coe fait l’innocent, mais il a forcément une botte secrète pour écrire comme ça, une recette pour construire des intrigues aussi addictives en symbiose avec le contexte politique, méticuleusement rendu, mais sans que cela ne prenne le pas sur le récit ! Il a en plus un don réjouissant de mettre le doigt sur ce que notre époque a d’absurde et que nous ne remarquons plus, une plume experte qui jongle entre les registres – roman, journal, correspondance, chansons, etc. Et surtout : un humour anglais IRRÉSISTIBLE. Bref, ses romans sont complètement ma tasse de thé.
Cela dit, il m’est arrivé de regretter qu’avec le temps, Coe ait un peu arrondi les angles, perdu du vitriol que j’avais tellement adoré dans Testament à l’anglaise, glissé vers quelque chose de plus mélancolique. Quelle jubilation, donc, de renouer avec l’humour féroce qui m’avait un peu manqué ! Et quel bonheur de pouvoir assister à la délicieuse rencontre avec l’auteur organisée cette semaine par Babelio !
The Proof of My Innocence est une lecture jouissive. Coe pastiche le genre du cosy crime dont les Anglais semblent avoir le secret. Mais il y ajoute sa petite touche personnelle.
Déjà, c’est dans les milieux libertariens d’extrême-droite britanniques que se noue l’intrigue, parmi ceux (et celles !) qui s’agitent contre les impôts et l’État, l’Union européenne et les « woke » de tout poil. Des alcôves du Cambridge des années 1980 au règne (aussi bref que désastreux) de Liz Truss, on s’y croit. Les personnages et leurs habitus sont plus vrais que nature. Et pourtant vraiment drôles – on pouvait se dire qu’arriver à faire de l’humour sur un sujet pareil, ce n’était pas du gâteau. Mais Coe relève le défi haut la main et exploite tout le potentiel loufoque de ceux qui se rêvent en Trump anglais.
« Elle entra ensuite dans le vif du sujet. Le problème de la société britannique, le véritable handicap qui l’empêchait d’avancer, c’était le wokisme. Elle ne précisa pas ce qu’était le wokisme, en réalité. Cela n’était pas nécessaire, puisque son public comprenait le concept. Elle préféra donc adopter une approche qui aurait rendu fier Humpty Dumpty, le personnage de Lewis Carroll : les mots étaient à son service, et elle pouvait leur faire dire absolument tout ce qu’elle voulait. Et donc, tout était woke. Ou du moins, tout ce que disait et entreprenait l’élite britannique était woke, même si cette élite non plus n’était pas vraiment définie. Peu importait, elle n’était pas d’humeur à se laisser contraindre par ce genre de finasserie terminologique. La BBC était woke. Ça crevait les yeux. L’Église d’Angleterre était woke. C’était on ne peut plus clair. Le système judiciaire était woke. Cela allait sans dire. Presque toute la presse écrite était woke, et bien évidemment (en fait c’était presque trop évident pour qu’il soit nécessaire de le verbaliser), le monde académique dans son intégralité était profondément, fatalement, irrémédiablement woke. Payer sa redevance télé, c’était woke. Se faire vacciner, c’était woke. Vouloir réintégrer l’Union européenne, c’était woke. Trier ses déchets dans des poubelles de différentes couleurs, c’était woke. Sauver la planète, c’était woke. Donner de l’argent aux sans-abri, accueillir les immigrés et exiger un salaire décent pour les professionnels de santé, tout cela était respectivement woke, woke et woke. Mettre un genou à terre était woke, prendre le train était woke – surtout quand on pouvait prendre l’avion –, manger des légumes était woke, acheter des avocats était woke, et lire des romans était woke. »
Ensuite, le texte navigue avec brio à la frontière entre plusieurs genres (que je vous laisse le plaisir de découvrir, chut !). Donc on y trouve tout ce qu’on aime dans les crimes novels – un meurtre énigmatique, des indices, une détective, une résolution géniale – mais aussi plein d’autres choses inattendues qui ne cessent de nous prendre de court. Une manière géniale de revisiter certains genres très à la mode, comme celui de l’autofiction, pour mieux les pulvériser.
Tout cela est parfaitement orchestré, on tourne les pages pour tirer l’affaire au clair, mais au passage on se réjouit de tomber sur un boomerang, des lords à l’histoire familiale trouble, une enquêtrice gourmande, des joueurs de clavecin, des passages secrets, une chanson traditionnelle macabre, un yacht de luxe et plusieurs bibliothèques pleines de livres… étonnants.
« Randolph se révéla un guide enthousiaste. Il marqua une pause devant chaque portrait de famille, et détailla en long et en large la biographie de ses ancêtres pour la gouverne des participants. Ici, par exemple, c’était Tarquin, septième comte de Wetherby, entouré de ses enfants qui, ainsi qu’on l’apprendrait plus tard, étaient tous les rejetons de James le garçon d’écurie, engendrés pendant les nombreuses absences du comte, parti superviser ses plantations de thé en Inde. Là, il y avait une photographie de Jolyon, neuvième comte de Wetherby, posant avec deux lions d’Afrique qu’il venait d’abattre, un cliché qui avait été pris quelques secondes avant qu’un troisième lion, tapi derrière les fourrés, ne bondisse pour lui arracher la tête. Ici, c’était Julietta, sixième comtesse de Wetherby, en compagnie du perroquet auquel, dans un testament âprement contesté, son mari dérangé léguerait plus tard l’intégralité du domaine. Et là, dans cette vitrine, se trouvait la collection de couteaux de cuisine japonais que Florian, huitième comte de Wetherby, avait chipés à leurs propriétaires légitimes au cours des quinze années qu’il avait passées dans ce pays : une collection superbe mais également assassine d’instruments aiguisés comme des rasoirs et conçus pour trancher, peler et découper en filets, dont l’un s’était révélé fort utile le jour où il avait décidé, en 1893, de se soumettre au rite traditionnel du hara-kiri, après une humiliante défaite sur le terrain de croquet. En résumé, il devenait de plus en plus évident, à mesure que la visite progressait, que l’histoire de la famille Wetherby se résumait essentiellement à une série d’épisodes lamentables, dont les principales caractéristiques étaient la violence, les troubles mentaux et la volonté inébranlable d’exploiter tous ceux qui avaient moins de pouvoir qu’eux. »
C’est donc plein de suspense, satirique et brillant, mais aussi profond et d’une grande justesse, notamment sur les tensions et malentendus intergénérationnels ou les expériences féminines de l’époque actuelle.
What else ?
Lu en anglais en février 2025, version originale parue chez Penguin, 14,99£ (traduction chez Gallimard parue le 18 septembre 2025)
Malgré sa popularité, je n’ai jamais lu l’auteur. Ça pourrait être une bonne porte d’entrée ?
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Je pense que ses romans te plairaient ! L’écriture est très maîtrisée et ses romans, tout en déployant des intrigues prenantes avec des personnages auxquels on s’attache, éclairent l’évolution du Royaume-Uni depuis les 1970s. Ce titre n’est peut-être pas le plus représentatif (parce qu’il y a tout ce jeu autour des genres littéraires, là où les autres romans ont une forme plus classique), mais ça peut être une porte d’entrée ludique qui en plus résonne fortement avec l’actualité. Sinon, c’est Testament à l’anglaise qui l’a fait connaitre (j’ai adoré, dans une veine très satirique) et son oeuvre centrale est sans doute la trilogie initiée par Bienvenue au Club qui suit les mêmes personnages de la fin des 1970s jusqu’au Brexit, hyper chouette là aussi.
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Les 2 m’intéressent alors je les note, surtout que le second devrait être trouvable en poche ou occasion. En tout cas, tu as compris la plume et le côté sociétal me font envie.
Merci pour ta réponse !
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My pleasure 🙂
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J’ai peu lu l’auteur mais aucun de ces textes ne m’a jamais tentée autant que ce roman dont tu nous parles ici. Pastiche de cosy crime avec en prime ce délectable humour anglais que j’adore, je ne peux qu’être tentée.
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Mais oui ! Malgré le sujet, ce roman est souvent drôle, et je peux bien m’imaginer que le jeu sur les genres littéraires te parle 🙂
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J’adore lire Jonathan Coe ! Je lirai donc certainement celui-ci… un jour 😉
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