La lumière vacillante, de Nino Haratischwili (Gallimard, 2024)

Au crépuscule des années 1980, une amitié incandescente lie quatre filles au seuil de la vie. Chacune avec sa personnalité, ses rêves et ses démons, mais toutes animées d’une même soif de vivre. Ça aurait pu donner un coming of age novel, comme on dit aux États-Unis. Mais leur pays, la République socialiste de Géorgie, est sur le point de basculer dans une période noire et La lumière vacillante a plutôt l’étoffe des classiques du 19e siècle – ample, tragique et follement romanesque.

S’il fallait ne retenir qu’une chose de ce roman (ce serait dommage), ce serait évidemment sa construction virtuose. Dès les premières pages, on comprend que plusieurs décennies ont passé : nos jeunes filles sont désormais des femmes mûres dont les liens semblent distendus. L’une d’elles, Dina, est devenue une photographe dont les œuvres les plus célèbres font l’objet d’une exposition à Bruxelles – l’occasion pour les trois autres de se retrouver et de laisser jaillir leurs souvenirs. Ces allers-retours provoquent bientôt une foule de questions : pourquoi Dina est-elle absente ? Quelle déchirure a-t-elle éloigné les quatre filles ? Quelle est cette obscurité dans laquelle leur mémoire collective semble baigner ?

On navigue donc entre passé et présent, clichés photographiques et spirales de souvenirs, ombre et lumière, fête et veillée mortuaire. Le procédé, inévitablement, pique la curiosité, nous laissant pressentir le destin de certains personnages sans pour autant nous dévoiler immédiatement comment on en arrivera là, glissant des images aux dialogues et aux souvenirs pour révéler petit à petit les rouages des différents destins. Les photographies de Dina cristallisent les instants de basculement individuels et collectifs, nous donnant l’impression d’avoir été là.

N’en disons pas plus de l’intrigue : je vous souhaite d’éprouver le même plaisir que moi à la découvrir ! J’ai eu l’impression d’être aspirée dans un monde en soi, un univers éloigné de mes repères occidentaux mais où j’ai pu m’identifier pleinement aux rêves et idéaux féminins des protagonistes, à leurs blessures et à leur amitié intense (qui, oui, évoque irrémédiablement L’amie prodigieuse). Le décor géorgien – qui m’a donné envie d’aller lire un peu sur l’histoire et la culture de ce pays que je connaissais si mal – est condensé dans la cour où vivent tous les personnages. Un espace exigu, à la fois étouffant et magnétique, abritant un écheveau densément entremêlé de relations familiales, amicales, amoureuses, professionnelles. Cette promiscuité est un terreau de la tragédie, la tectonique qui propulse les secousses – blessures, trahisons, mesures de rétorsion – d’autant plus facilement que les destins des uns et des autres sont inexorablement liés.

L’autre terreau, non moins important, est le basculement d’une société dans le chaos après la chute du Rideau de fer. Quelles sont les marges pour le bonheur et les idéaux lorsque tous les repères moraux collectifs sont brouillés ? Cette question brûlante me semble au cœur du roman et j’ai été assez bouleversée par la finesse et la profondeur de son exploration.

Je m’arrête là, mais le roman est si foisonnant que l’on aurait pu tirer bien d’autres fils encore – notamment l’ordre patriarcal qui ne broie pas que les femmes, le rôle de l’art comme refuge et acte de survie, la polysémie des œuvres ou encore le fossé que perçoit la narratrice à l’égard des Occidentaux.

Un roman dense et envoûtant, porté par un souffle et une langue somptueuse.

Lu en septembre/octobre 2025 – version originale en allemand chez Ullstein, traduction française disponible chez Gallimard, 27,50€

6 commentaires sur “La lumière vacillante, de Nino Haratischwili (Gallimard, 2024)

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  1. Une belle histoire très bien écrite avec un éclairage sur l’histoire contemporaine. Le démantèlement de l’empire soviétique sert de miroir à l’apprentissage de l’existence simultané des 4 héroïnes. L’apprentissage de l’économie capitaliste en Géorgie est en effet le contexte, dans lequel les 4 jeunes filles affrontent le monde des hommes, l’adversité, la concurrence, l’amour, la sexualité, l’émancipation et poursuivent leur quête du bonheur. Les multiples flash-back, la multiplicité des personnages et l’absence de chapitre, rendent la lecture au long cours, un peu complexe. Est-ce que ce roman est trop long ou mal structuré ? C’est dommage, car cette sensation d’éparpillement, nuit à ce très bon récit.

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    1. Merci d’être passé par ici, vous résumez très bien le propos. Désolée de voir que le récit vous a parfois perdu, je n’ai pas ressenti ça pour ma part. Je trouvais justement que l’autrice avait très bien tenu son fil alors que sur plus de 800 pages (dans la version allemande que j’ai lue) et avec justement ces allers-retours, c’était loin d’être évident.

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    1. Merci d’avoir pris le temps de lire plusieurs billets ! C’est vrai qu’il faut un peu avoir la disponibilité pour un pavé de 800 pages, mais c’est un roman singulier qui en vaut le coup 🙂

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