
Encore un roman tourné vers l’histoire personnelle et/ou familiale de l’auteur – rien que dans la sélection finale du Goncourt, ils étaient quatre sur quatre cette année, avec toutes les questions que cela pose : pourquoi préférer la chronique de son propre vécu à la fiction pure ? Pourquoi partir du principe que sa vie et sa généalogie intéressent le reste du monde ? Quelle ligne éthique pour évoquer la vie intime de proches qui n’ont rien demandé et qui auraient sans doute eu leur propre version des choses ?
Finalement, ces autofictions habitent le « je » de manières très différentes : quête intime et littéraire sur les traces de l’indicible, construction romanesque assumant de combler les vides, méditation mélancolique nourrie d’archives et de rêveries et donc, en l’occurrence, la mobilisation de la mémoire familiale comme prisme d’une enquête à la fois affective et politique. Et c’est peu dire que Kolkhoze illustre à quel point la vérité peut dépasser la fiction.
« Il dit que dans le sang de notre mère coulaient tous les fleuves d’Europe, entre la Volga et le Rhin, qu’il y avait parmi ses ancêtres des princes russes et des barons baltes, un général prussien, la traductrice de George Sand en géorgien, une demoiselle d’honneur de la dernière impératrice et au moins un régicide. Que les uns vivaient en Toscane dans une résidence d’été des Médicis, que les autres promenaient des loups dans les salons de Saint-Pétersbourg et qu’après avoir tant possédé ces gens ont tout perdu dans la tourmente de 1917. Il décrit le monde miséreux et superbe de l’émigration russe, les grands-ducs devenus chauffeurs de taxi, les princesses qui gagnaient leur vie en faisant du repassage à domicile, et la petite fille si fière qui avait honte à chaque rentrée scolaire quand elle devait épeler son nom : Zourabichvili. »
Emmanuel Carrère fouille son héritage familial pour en identifier les fils conducteurs, les nœuds et les fulgurances. Il lance sa sonde à travers les générations jusqu’à parvenir en Géorgie, « petit pays arrimé au flanc de la Russie » qu’à l’aube des années 1920, ses arrière-grands-parents durent fuir avec une valise pour tout bagage. C’est à Paris qu’ils s’installèrent et que le grand-père de l’auteur fit la rencontre de sa grand-mère, elle-même issue d’une lignée d’aristocrates russes en exil. Ce n’est que le début d’une histoire singulièrement romanesque qui conduira la mère de l’auteur au sommet – éminente spécialiste de la Russie et membre de l’Académie française.
Quelle est le sens de ce voyage littéraire ? Chemin faisant, on ne sait pas très bien s’il s’agit de rendre hommage à cette mère peu commune, d’assumer le legs paternel d’archives familiales minutieusement classées, de donner un sens à cette mémoire familiale, ou même de s’interroger sur les relations entre Russie et Europe – car, voyez-vous, la Russie, c’est une affaire de famille. Cette focale mouvante ne m’a pas gênée. Par les temps qui courent, je suis particulièrement curieuse de comprendre ce qui se passe dans le pays de Vladimir Poutine et j’ai donc été très intéressée par la foule d’observations relatives à la littérature russe, au Moscou d’avant et après la chute du rideau de fer, à la manière dont on y perçoit les occidentaux, à l’histoire de la Géorgie et, évidemment, à l’invasion de l’Ukraine et à la difficulté d’être russe aujourd’hui.
Ça, c’est la grande Histoire mais les « petites » ne sont pas en reste. Je me suis laissé prendre par la foule d’anecdotes saisissantes, l’humanité des protagonistes, les multiples références littéraires, cinématographiques ou historiques qui n’alourdissent pas le propos. La posture éthique vis-à-vis des proches de l’auteur a sans doute été de plus en plus périlleuse à trouver au fur et à mesure qu’on se rapproche du présent : pas évident d’éviter l’hagiographie sans avoir l’air de régler ses comptes (je ne sais pas comment je réagirais si mes moussaillons décidaient un jour de devenir écrivains et de mettre en lumière mes moindres secrets et contradictions). Quoiqu’il en soit, j’ai perçu dans ces pages une grande sincérité et une quête de vérité.
Et in fine, c’est l’irruption des parents d’Emmanuel Carrère dans la chronique familiale qui l’incarne pleinement et la rend véritablement émouvante. J’ai été assez bluffée par la manière dont le récit enrichit les portraits des personnages par un fascinant dispositif de spirales narratives déposant des strates successives. Si la mère d’Emmanuel Carrère occupe le centre du tableau, j’ai été particulièrement émue par son père. On aurait pu en rester aux impressions initiales d’un homme fondu de généalogie, à la fois facétieux et un peu snob – mais les éclairages obliques nourris par les détours du récit finissent par dessiner une figure bouleversante.
Un roman foisonnant qui m’a captivée et émue.
Lu en novembre 2025 – P.O.L., 24€
Merci à toi pour ce très beau retour. J’avais envie de lire ce livre, mais ta chronique renforce mon envie… Je le note ! 🙂
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Depuis que j’ai croisé la Russie avec les livres de Ian Manook sur les Arméniens, j’avoue que ça m’intéresse également et je me dis que ce livre pourrait peut-être m’apporter quelques nouvelles clés.
Merci pour cette chronique riche et honnête.
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