Lu début novembre 2017
L’une des citations distillées par Cornelia Funke en épigraphe de chacun des chapitres de Cœur d’encre m’a donné envie de redécouvrir avec les garçons Les aventures de Tom Sawyer de Mark Twain que j’avais déjà lues enfant. Il s’agit bien sûr d’un classique, mais je trouve intéressant de partager mon expérience après avoir revisité cette lecture avec Antoine et Hugo.
Le roman relate les aventures (et mésaventures) de Tom, jeune garçon orphelin élevé par une tante très pieuse dans une ville imaginaire du Missouri. Tom est vif, facétieux, joueur, doué d’un sens inouï de la mise en scène et épris de liberté. Il déborde d’imagination et de créativité lorsqu’il s’agit de se couvrir de gloire en public ou d’échapper à l’ennui de l’école, de l’église ou des tâches domestiques. Ses jeux le conduisent à la pêche dans le Mississipi, mais aussi dans des lieux parfois inattendus comme le cimetière, où il se livre à des expériences superstitieuses sur le coup de minuit… Ou encore sur l’île Jackson où il amorce avec ses copains une prometteuse carrière de pirate. Ou même dans la maison « hantée » qui pourrait bien renfermer un trésor. Mais à force de jouer les brigands et les chasseurs de trésor, Tom et ses amis pourraient bien avoir à faire à de vrais bandits !
Mark Twain fait vraiment preuve de génie pour restituer les sentiments et délires enfantins qui animent notre héros dont les élucubrations, les dilemmes et les états d’âme sont très divertissants. Beaucoup de situations et de réactions de Tom sont délicieusement régressifs et d’une authenticité entièrement préservée malgré les presque 150 ans de l’œuvre : son émerveillement perpétuel, son goût du jeu, son habitude peu crédible de jouer la comédie pour pouvoir rester à la maison le lundi matin, mais aussi son agacement à l’égard de son petit frère exemplaire et son rêve de vivre de pêche et d’amitié sur une île déserte avec les copains… Les dialogues, emprunts de malice et de croyances enfantines, sont particulièrement réjouissants et l’épisode de la vengeance fracassante de Tom sur l’instituteur pourrait presque avoir été écrit par Roald Dahl.
Le roman n’en brosse pas moins un tableau peu complaisant de la vie sur les rives du Mississipi au 19ème siècle. La satire de l’Église, de l’école et de la société qui découle de cette fresque du quotidien racontée du point de vue naïf d’un enfant révèle le racisme, les dérives du patriarcat, la violence éducative, la prégnance des croyances et superstitions populaires, l’hypocrisie et la rigidité morale de la société, la forte stigmatisation des plus marginaux… En reprenant le roman vingt ans plus tard, j’ai été surprise par son niveau littéraire très exigeant, que je n’avais pas ressenti à l’époque comme un obstacle à sa lecture, ainsi que par ce double-niveau de lecture qui m’avait complètement échappé.
Une fois passées les premières péripéties de Tom qui ont remporté un franc succès auprès d’Antoine et Hugo, j’ai craint d’avoir initié cette lecture un peu trop tôt. En effet, le roman n’est pas construit autour d’une intrigue progressant de façon linéaire, mais plutôt par l’enchevêtrement de plusieurs lignes narratives développées en séquences irrégulières et interrompues par des chapitres plus descriptifs dans lesquels Mark Twain ironise, dans un langage fleuri, sur l’école du dimanche, les remèdes de charlatan de la tante de Tom ou encore la cérémonie d’examen à l’école. Chapitre 12, par exemple, il écrit, à propos de la tante Polly : « Elle était de ces gens qui s’engouent pour toutes les spécialités, pour tous les traitements ultra-modernes qui prétendent rendre ou améliorer la santé. C’était une manie qu’elle avait de longue date. Quand elle découvrait une nouveauté, elle n’avait de cesse qu’elle ne l’eût essayée, non pas sur elle – elle n’était jamais malade – mais sur la première personne qui lui tombait sous la main. Elle était abonnée à tous les journaux de médecine des familles et autres attrape-nigauds phrénologiques ; elle se gargarisait de l’ignorance pompeuse dont ils étaient boursouflés. Toutes les absurdités qu’ils contenaient sur l’aération, sur la façon de se lever, la façon de se coucher, sur ce qu’il fallait manger, ce qu’il fallait boire, sur la durée quotidienne de l’exercice qu’il fallait prendre, la disposition d’esprit qu’ils convenait d’adopter, le genre de vêtements qu’il fallait porter, tout cela était pour elle parole d’Évangile ; et elle ne remarquait jamais que les conseils donnés dans le journal du mois contredisaient régulièrement ceux que ce même journal avait donnés le mois précédent. Sa droiture et sa bonne foi faisaient d’elle une proie toute indiquée. Elle collectionnait les revues charlatanesques ; et munie de ces armes de mort, elle allait à l’aventure sur son ‘cheval pâle’, métaphoriquement parlant, avec ‘l’enfer à sa suite’. Mais elle ne se rendit jamais compte que ses voisins et victimes ne voyaient en elle ni l’ange de la guérison, ni la dispensatrice du baume de Galaad. »
Rapidement convaincue qu’Antoine et Hugo percevraient ce type de passage comme rédhibitoire et se décourageraient vite, je dois reconnaître que je me suis trompée. Passionnés par les différentes intrigues, ils se sont impatientés à deux ou trois moments, mais n’ont jamais souhaité interrompre la lecture. Et la tension narrative monte en puissance à la fin du livre, si bien que nous n’avons pas regretté du tout ce choix de lecture. Par contre, de nombreuses explications étaient nécessaires et je ne pense pas qu’ils auraient été capables de se lancer eux-mêmes si je ne le leur avais pas lu. Les aventures de Tom Sawyer ont été l’occasion pour nous d’évoquer un peu la ségrégation, la guerre de Sécession et l’interdiction de la peine de mort. Ces thèmes sérieux n’ont pas altéré leur plaisir en découvrant les frasques et les farces du protagoniste. À peine le livre refermé, qu’ils réclamaient Les Aventures de Huckelberry Finn !
Extraits
« De son orteil Tom traça une ligne dans la poussière et dit :
– Je te mets au défi de dépasser cette ligne. Si tu la passes je te flanquerai une tripotée dont tu te souviendras longtemps ; et capon qui s’en dédit !
Le nouveau venu s’empressa de franchir la ligne interdite.
– Tu as dit que tu me rosserais, il faut le faire.
– Ne me touche pas, prends garde.
– Tu as dit que tu le ferais ; eh bien ! vas-y.
– Pour deux sous je le fais.
L’autre fouilla dans sa poche, prit les deux sous et les tendit d’un air moqueur à Tom qui les jeta par terre. Aussitôt les deux gamins s’empoignèrent l’un à l’autre et roulèrent dans la poussière, cramponnés l’un à l’autre comme deux chats. »
« Tom se retourne brusquement et dit :
– Ah ! C’est toi, Ben ! Je ne t’avais pas vu.
– Oui. Nous allons nous baigner. Tu ne viens pas ? Non, tu aimes mieux travailler, je vois ça.
– Qu’est-ce que tu appelles travailler ?
– Ce n’est pas du travail, ça ?
Tom donne un coup de pinceau et, négligemment, répond :
– P’t’ê’t ben qu’oui, P’t’ê’t ben que non. Tel que c’est, ça me va.
– Tu ne vas pas me faire croire que tu aimes ça ?
Nouveaux coups de pinceau.
– Que j’aime ça ? Pourquoi pas ? On n’a pas tous les jours la chance de badigeonner une clôture. »
« Tom était plongé dans ses pensées, de tristes pensées à l’unisson de l’ambiance environnante. Longtemps, il resta assis, le menton dans ses mains, les coudes sur les genoux, absorbé dans une profonde méditation. La vie lui semblait un fardeau insupportable ; il se prenait à envier Jimmy Hodges, qui venait de disparaître. Oh ! s’assoupir pour toujours, ne plus penser à rien, ne plus s’inquiéter de rien ! Rêver pour l’éternité sous les arbres du cimetière tandis que le vent agiterait les feuilles et ferait onduler l’herbe sur la tombe… Ne plus avoir d’ennuis, ne plus avoir de soucis ! Si seulement il avait un carnet intact à l’école du dimanche, il eût volontiers consenti à disparaître et à en finir avec ça.
Et cette petite ! Que lui avait-il fait ? Rien. Il avait agi dans les meilleures intentions du monde, et elle l’avait traité comme un chien. Oui, comme un chien. Un jour trop tard, peut-être, elle regretterait ce qu’elle avait fait. Ah ! si seulement il pouvait mourir momentanément !
Mais les réflexions d’un gamin sont trop instables pour suivre longtemps le même chemin. Insensiblement, la pensée de Tom se reporta sur les soucis de l’existence présente. Pourquoi ne pas tout abandonner, disparaître mystérieusement ? aller, s’en aller loin, très loin, au-delà des mers, dans des pays inconnus, pour ne plus jamais revenir ? Qu’est-ce qu’elle éprouverait alors ? Oui, il avait bien pensé à s’engager dans un cirque ; mais il n’envisageait plus cette éventualité que pour la rejeter. Il ne saurait être question de colifichets, de calembredaines, de déguisements bariolés, quand on se sent né pour planer dans les régions du romantisme. Non. Il serait soldat, et après de nombreuses campagnes il reviendrait, chargés d’ans et de gloire. Mieux encore… il irait chez les Indiens, il chasserait le buffle, s’engagerait sur le sentier de la guerre et dans les grandes plaines sans pistes du Far West. Il deviendrait un grand chef, il serait tout couvert de plumes, il aurait la figure toute tatouée ; et puis un moite et lourd matin d’été il reviendrait, il ferait irruption dans l’école du dimanche en poussant un cri de guerre si terrifiant que tous ses camarades en dessécheraient de jalousie. Fi donc ! il y avait mieux encore à faire ! Être pirate ! Oui, c’est cela ! Voilà l’avenir qui s’offrait à lui dans toute sa splendeur. Sa renommée s’étendrait sur le monde entier et les bonnes gens se signeraient au seul bruit de son nom ! Quelle ivresse n’éprouverait-il pas à parcourir les mers sur son vaisseau rapide et léger, le Génie des Tempêtes, arborant au mât de misaine son lugubre drapeau ! À l’apogée de sa gloire il apparaîtrait soudain dans son village natal ; il entrerait dans le temple, le visage hâlé par les intempéries, vêtu d’un justaucorps de velours noir, de chausses noires, de bottes noires, portant une écharpe rouge, les pistolets d’arçon à la ceinture, le poignard au côté, le chapeau à plumes sur la tête, son lugubre drapeau flottant au vent. Avec quelles délices n’entendrait-il pas les gens chuchoter sur son passage : ‘C’est Tom Sawyer le Pirate, le Vengeur Noir de la Mer des Antilles !’
Sa décision était prise, il avait choisi sa carrière. »
Folio Junior, 5,90€