
En manque, toujours, de reconnaissance et de légitimité, la littérature jeunesse n’en offre pas moins un espace de liberté rare : les formats et les genres s’y croisent joyeusement avec un travail sur l’écriture, l’esthétique et le sens. Une créativité qui a pulvérisé les intentions purement éducatives ou didactiques pour imposer la littérature jeunesse aujourd’hui comme l’un des secteurs les plus inventifs et dynamiques. Ce livre, que j’ai lu de bout en bout, lui rend magnifiquement hommage. Quel bonheur de sillonner ce monde littéraire en compagnie de Sophie van der Linden qui m’a captivée de la première à la dernière page. Cela valait bien un billet-fleuve en cette semaine anniversaire du blog, non ?
Si l’histoire de la littérature jeunesse est aussi intéressante, c’est qu’elle est également celle de l’enfance et de l’édition. Même lorsqu’on connaît déjà la plupart des titres qui ont jalonné cette histoire, c’est vraiment éclairant de les voir replacés dans leur contexte social et présentés de façon chronologique et analytique, sur de belles pages ponctuées de nombreuses couvertures de livres marquants. J’y ai fait de chouettes découvertes, notamment sur le rôle des artistes de l’avant-garde russe dans le développement des albums modernes. Car l’un des nombreux mérites de ce livre est son ouverture internationale qui rend justice aux traductions et transferts, aux titres non-français et au rôle des livres comme fenêtre sur le monde.
S’il semble difficile de cerner les contours d’une littérature aussi mouvante, ce guide revient sur plusieurs traits saillants pour mieux analyser ce que les enfants y trouvent. On comprend que cette littérature est, plus qu’une autre, structurée par les représentations de son jeune public. Elle se démarque par une appétence particulière pour le format de la série, les récits animaliers, ou les histoires pour « se faire peur ». C’est passionnant de comprendre pourquoi (allez lire, vous verrez bien !).
« En permettant aux enfants l’accès à des livres rugueux ou un peu effrayants, on leur autorise une prise de distance avec ce qui les angoisse et pour lequel ils n’ont pas de filtres : des bribes de journaux télévisés, des informations à la radio, des conversations d’adultes, autant d’occasions d’entendre parler de la mort, de la violence, de ce qui est triste. De tels livres s’attachent à déplacer l’objet de la peur par le recours à une esthétique marquée, dans un registre symbolique ou merveilleux, cela pour lui ajouter une perspective. »
Les parents et les professionnel.le.s de l’enfance seront particulièrement intéressé.e.s par les conseils pour transmettre le goût de lire. J’ai aimé que Sophie van der Linden ne s’en tienne pas à ce qu’apportent les livres du point de vue des apprentissages, mais évoque aussi leur rôle pour la construction de soi, la compréhension de l’autre et surtout le plaisir ressenti en lisant ou écoutant une histoire. Ses nombreux conseils pratiques m’ont semblé simples, judicieux et adaptés à différents âges et contextes (scolaires ou familiaux). J’ai été ravie de voir la belle part réservée au rôle de la lecture à voix haute – même s’il est dommage que l’autrice indique (p. 84) que l’âge de prédilection s’arrête vers six ans, alors que comme l’ouvrage le souligne lui-même par ailleurs, les lectures à voix hautes restent très chouettes avec des enfants plus âgés.
« Lorsqu’on lit aux enfants, et même aux jeunes, des livres ou des textes écrits dans une langue littéraire, voire poétique, dont la musicalité est travaillée dans ses rythmes ou ses sonorités, et dont le lexique est suggestif, faisant émerger des images mentales, on peut susciter en eux une détente très spécifique, qui dépasse largement la question de la compréhension ou des apprentissages. On se trouve bien au-delà d’un apport mesurable et peut-être même définissable. Parfois, on ne le percevra pas. Parfois, c’est une qualité d’écoute, ou de silence, qui nous indique que quelque chose de puissant et de doux est en train d’être ressenti par la personne qui reçoit ce texte. Ceux qui connaissent cet état savent à quel point il est précieux, voire essentiel. »
Le reste du guide célèbre l’incroyable la diversité sidérante de la littérature jeunesse en termes de types de livres (éveil, abécédaires, albums avec et sans texte, BD, différents types de romans, etc.) et de genres (conte, humour, littératures de l’imaginaire et du réel, documentaire, théâtre), revenant pour chaque sur sa constitution, ses titres marquants, ses caractéristiques et les débats qui le traversent. J’ai adoré ces pages joliment composées qui mettent en perspective les livres qu’on a aimés et aiguisent notre regard sur les choix littéraires, esthétiques et éditoriaux. Elles donnent puissamment envie de lire et relire des livres jeunesse. Pour se mettre le pied à l’étriller, on se reportera aux « bibliothèques idéales » organisées par grandes tranches d’âge (même si on a bien compris qu’elle se veulent indicatives et en aucun cas limitatives) et types de livres. Elles permettent de s’orienter dans le foisonnement littéraire adressé à la jeunesse (quinze-mille nouveaux titres par an, tout de même) en identifiant des types de livres, des auteur.ice.s ou des maisons d’édition qui nous parlent. Que vous cherchiez un livre drôle, un cartonné à offrir à un nouveau-né ou une pépite de fantasy pour un enfant qui a terminé Harry Potter, vous trouverez votre bonheur.

Je connaissais beaucoup des titres listés dans ces bibliothèques idéales – tous excellents (un grand nombre sont d’ailleurs chroniqués sur L’île aux trésors). Je ne vais pas manquer de piocher parmi les autres suggestions. Si vous voulez tout savoir, j’ai déjà repéré pour mes moussaillons la BD de Momo, de Jonathan Garnier et Rony Hotin, l’album Les derniers géants, de François Place et le roman ado Dysfonctionnelle d’Axl Cendres.
Ce guide très complet et attrayant devrait être offert à chaque famille et chaque salle de classe. Il me semble indispensable, pour les passionné.e.s (énormément d’éléments utiles pour analyser un titre, par exemple dans le cadre d’un billet de blog) comme pour celles et ceux qui évoluent dans les mondes de l’enfance, mais se sentent peu familier.e.s de la littérature jeunesse. Un livre qui va, forcément, vous donner envie de lire !
N’hésitez pas à découvrir le superbe site de Sophie van der Linden et l’entretien que nous avons menée avec elle, sur le site À l’ombre du grand arbre.
Lu en novembre 2021 – Gallimard Jeunesse, 26,50€
merci pour cette présentation qui donne envie 😉
mes filles ont adoré Momo la db dont tu parles.
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Tu me confortes alors. Je vais y penser pour Noël.
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