
Me voilà, à mon tour, au terme de la série-fleuve phénomène de Blackwater ! Une lecture addictive : l’auteur a piqué mon intérêt dès les premières pages avec la mystérieuse Elinor. Fascinant de la voir s’immiscer chez les Caskey, de tenir le bras de fer contre Mary-Love, de manigancer pour enrichir le clan qu’elle a rejoint. Évidemment, on se passionne pour le feuilleton de cette famille, ses naissances, ses alliances mouvantes et ses morts (plus ou moins naturelles). Le temps long déployé au fil des volumes éclaire comment peuvent se transmettre d’une génération à l’autre les combats, les coutumes bizarres, les blessures, les atavismes ou les identités. Tout cela n’empêche pas une question de nous tarauder et de nous faire tourner les pages : mais que mijote Elinor ?
Son intérêt pour les affaires et sa détermination à triompher de tout obstacle donnent à penser qu’elle est mue par l’appât du gain. Mais ses manœuvres semblent finalement profiter au clan plutôt qu’à elle-même. Son opposition au projet de digue et à Mary-Love, incarnation du pouvoir et de l’argent, pourrait suggérer qu’elle est en réalité une sorte d’esprit vengeur de la nature, déterminé à exiger le prix de ce que les humains lui arrachent. Cette hypothèse ne tient plus vraiment à partir du moment où Elinor organise l’exploitation du pétrole sur les terres familiales. Serait-elle finalement un être hybride qui a délibérément choisi d’abandonner sa bestialité pour embrasser le monde des humains ? Ces interrogations, attisées par des révélations distillées au compte-goutte, font doucement monter la tension, telle une masse d’eau accumulée contre une digue.
Michael McDowell prend le parti de ne pas tout dire mais ce qu’il suggère m’a prise de court et laissée un peu estomaquée. Je n’en dirai pas beaucoup plus sur ce dernier tome pour vous laisser le plaisir de découvrir ce que charrie son torrent d’eau. Comme le titre l’augure, il y pleut beaucoup. Les averses bruissent de voix, de pas, de chuchotements et de terrifiantes apparitions. Elinor et son clan sont sur le déclin ; certains fantômes semblent avoir perçu leur affaiblissement et reviennent chercher leur part de chair, tandis qu’une odeur de boue imprègne la maison…
Au moment de refermer le livre, on ne peut s’empêcher d’admirer l’enchevêtrement d’intrigues de Blackwater sur cinquante ans (de la Grande dépression aux Trente Glorieuses), ses descriptions minutieuses et son atmosphère singulière. J’ai aimé aussi la façon dont, tout en arborant des airs de lecture légère, la saga pulvérise nombre de normes avec cette famille qui détonne, prenant la morale traditionnelle à contre-pied, complotant, distribuant les enfants d’un foyer à l’autre, luttant contre les corps étrangers, franchissant des frontières parfois monstrueuses. Et en même temps, McDowell donne le premier rôle aux femmes et présente l’homosexualité sous un jour favorable.
J’ai trouvé dommage que la série ne soit pas plus subversive sur les questions raciales. Les domestiques noirs sont un rouage indispensable du fonctionnement du clan mais ils restent transparents. On ne connaîtra pas leur perspective : ils restent avant tout indéfectiblement dévoués à leurs maîtres. Je suis aussi restée un peu sur ma faim quant à certaines choses qui m’ont semblé incompréhensibles (pourquoi Sister se met-elle à ressembler à Mary-Love à la fin de sa vie ?), mystérieuses (Elinor contrôle-t-elle les éléments ou en a-t-elle simplement une connaissance intime ?) ou inabouties (qu’adviendra-t-il de Lilah et de Tommy Lee ?).
Cela n’enlève pas grand-chose au plaisir du feuilleton et des frissons ressentis lorsque le texte glisse vers un registre subtilement fantastique, voire horrifique.
Pour conclure, rendons hommage aux éditions Monsieur Toussaint Louverture qui prennent des risques et réinventent sans cesse l’objet livre avec une audace réjouissante. Pour notre bonheur.
Lu en juin 2022 – Monsieur Toussaint Louverture, traduction de Yoko Lacour, 8,40€
Merci pour cette belle chronique sur la conclusion de cette série si populaire. Tu me rassures concernant la fin et je trouve très beau le passage sur la pluie.
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