
« Mon grand-père était un formidable chasseur. »
Ainsi commence l’histoire de Vadim Baranov. Ancienne éminence grise de Vladimir Poutine, aussi influent que secret, l’homme fascine et suscite les rumeurs les plus folles. Quel rôle a-t-il joué dans les évolutions du régime russe ? Pourquoi a-t-il déserté son poste et que fait-il désormais ? Dans des circonstances rocambolesques, le narrateur recueille son récit.
Fictif mais plus vrai que nature, le protagoniste navigue entre milieux artistiques et politiques, cercle d’initiés et marginaux – statut détonnant qui donne lieu à des réflexions très fines sur les fondements du pouvoir. Son histoire familiale incarne l’imprévu qui gouverne les existences en Russie, de la révolution de 1917 aux décennies communistes puis le basculement dans un capitalisme débridé où hommes d’affaire et top-modèles éclipsent les figures héroïques de l’ouvrier et du maître d’école. Réalisateur de théâtre puis producteur de reality-shows, Baranov délaisse la création de fictions pour bâtir une « réalité » favorable au rétablissement d’un pouvoir vertical, celui de Vladimir Poutine. Menaces (intérieures et extérieures) et aspirations à un retour à « l’ordre » alimentées par un chaos permanent sont exploitées dans un théâtre politique savamment orchestré depuis le Kremlin.
« Cette heure passée, le travail et le plaisir se fondaient totalement et une réunion sur un projet d’affaires pouvait facilement dégénérer en orgie. Le pouvoir à Moscou est ainsi, il n’a jamais été détaché de la vie. Chez vous, les hommes qui l’exercent ne sont rien d’autre que des comptables. Personnages gris qui se lèvent tôt le matin, mangent un muesli intégral et s’enfilent dans un bureau pendant dix, douze, quatorze heures pour faire ce qu’ils ont à faire. Puis ils montent dans leurs voitures et demandent à leur chauffeur de les ramener à la maison, ou à un dîner avec d’autres ennuyeux ou, dans la meilleure des hypothèses, chez leur maîtresse. Fin de l’histoire. En Russie, cela serait inconcevable : nous avons une conception holistique du pouvoir. »
Cette plongée dans les rouages du pouvoir russe est véritablement captivante mais aussi très romanesque. D’une plume vive et élégante, Giuliano Da Empoli brosse magnifiquement le décor et les personnages : grand-père aristocrate déchu suite à la révolution, père lové dans les rouages du communisme, théâtreux moscovites, oligarques richissimes et vulgaires, courtisans du Kremlin. Les dialogues sont ciselés, l’ironie mordante, les descriptions saisissantes et ponctuées de blagues russes et de clins d’œil à la littérature. Celle-ci offre d’ailleurs un autre fil conducteur au roman. Il y a les lectures interdites, celles que l’on dévore lorsque cela devient possible, celles qui nourrissent la clairvoyance, les doutes et l’humilité : « Sans y avoir jamais posé le pied, il y a trois siècles, La Bruyère a décrit le Kremlin d’aujourd’hui plus précisément que le meilleur de nos ou de vos journalistes. Si je n’en avais pas eu conscience, je n’aurais pas pu accomplir le travail qui était le mien. »
La violence des ambitions et la nervosité qui règnent autour de Poutine placent ce roman sous haute tension. Avec en plus la curiosité de percer l’énigme du protagoniste et de savoir où cette confession va nous mener, difficile de reposer ce roman une fois ouvert !
Mais ce sera peut-être justement ma seule (petite) déception : le dénouement du récit dans lequel s’inscrit l’histoire de Baranov n’a pas été complètement à la hauteur des attentes qu’il a suscitées à la lecture des premières pages.
Fascinant et addictif, ce mélange d’histoire et de fiction m’a laissée sonnée.
Lu en octobre 2022 – Gallimard, 20€
Baranov n’est pas fictif, il a simplement été renommé et affublé d’une vie privée inventée. En réalité c’est Vladislav Sourkov qu’il faut voir sous ses traits !
J’aime beaucoup ta manière de parler ce livre en tout cas 🙂
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Oui, je le savais ! Je pense que le fait d’en avoir fait un personnage de roman donne à l’auteur la liberté d’entrer dans sa tête. On ne peut pas entièrement savoir jusqu’où c’est vrai mais c’est très éclairant.
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Ah, pardon, j’ai rebondi sur une des phrases de ta critique !
Je suis totalement d’accord.
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