Houris, de Kamel Daoud (Gallimard 2024)

Un roman célébré mais qui, à moi, m’a semblé interminable : l’épreuve de cette rentrée littéraire ! Depuis sa parution au mois d’août, je tournais autour. J’avais déjà apprécié l’inventivité de Kamel Daoud dans Meursault, contre-enquête, entendu que son nouveau roman racontait une guerre civile algérienne récente dont je n’avais aucun souvenir, puis observé sa sélection pour les plus grands prix, couronnée par l’obtention du Goncourt. Ce roman semblait décidément incontournable.

Me voilà donc partie à la rencontre de Aube, jeune femme rescapée de la décennie noire. Si toute l’Algérie semble s’appliquer à refouler la mémoire des massacres perpétrés par les groupes islamistes et si Aube ne peut témoigner puisque ses cordes vocales ont été tranchées, elle en porte les stigmates sur son corps. Et ayant découvert qu’elle est enceinte, elle laisse s’élever en elle sa voix intérieure pour s’adresser à sa fille et se met en quête de son passé.

J’ai vite lutté pour ne pas perdre pied après avoir dévoré le magistral premier chapitre. La narration spiralée à la deuxième personne, gorgée d’images et de symboles n’est pas facile à suivre. On passe sans transition de descriptions des préparatifs de l’Aïd aux bribes de souvenirs qui jaillissent, des rémanences d’un passé plus lointain (celui de la guerre d’indépendance) au récit de la quête de la protagoniste :

« J’ai choisi d’investir. Mon salon s’appelle Shéhérazade, écrit en lettres lumineuses roses au-dessus de la porte. J’y ai accroché des photos de femmes aux lèvres pulpeuses, aux corps splendides et aux yeux aussi beaux et terrifiants que les miens. Les clientes rêvent de leur ressembler et les hommes croient qu’ils peuvent en trouver de pareilles au paradis. J’avais d’abord songé à l’appeler Rimitti, comme la chanteuse de raï qui fait danser les femmes depuis sa tombe. Mais donner le nom d’une chanteuse de raï à un salon de coiffure, « c’est beaucoup trop ! » vociféra Khadija, inquiète. Quand elle est agitée, elle a le regard qu’elle avait sur mon petit corps dans l’ambulance qui, dans sa tête, me ramène pour toujours à la nuit du 31 décembre 1999. Il faut y aller doucement dans ce pays quand on est une femme. On reste des esclaves, libres depuis trop peu de temps. Tout peut se renverser, se perdre à la moindre cuisse dénudée ; une robe à fleurs trop courte décide de ta vie. On va y arriver, ma Houri, à notre destination. Le ciel est brûlant ici, on retient son souffle. Ma sœur y lançait le cerf-volant qu’elle fabriquait avec des roseaux et un bout de sac en papier. »

L’enquête, d’ailleurs, ne suit pas une trame chronologique mais prend plutôt la forme d’une déambulation hallucinée, perturbée par de multiples sauts temporels, qui déplie encore, à la manière d’une poupée russe, une myriade de récits secondaires livrés à Aube par les témoins rencontrés. Ajoutez une langue lyrique dont on n’est pas toujours sûr.e de savoir quand elle glisse vers la métaphore, et une manie de faire référence à des lieux, des personnes ou des situations qui ne s’élucident que par la suite (on suit beaucoup plus facilement à la relecture), et vous comprendrez que j’aie dû m’accrocher pour ne pas perdre le fil.

« Ici, il ne reste rien de la guerre que les égorgeurs de Dieu ont menée il y a quelques années. Rien que moi, avec ma longue histoire qui s’enroule et se déroule, t’enveloppant comme une corde nourricière. »

Ces phrases qui fusent, s’enroulent et se déroulent appartiennent à celle qui ne peut pas parler – physiquement et parce que la loi algérienne le lui interdit. Je comprends que le récit de la première mort et de la deuxième naissance de la narratrice ne puisse pas être abordé de front, mais doive être reconstitué à petites touches, comme un puzzle. Mais je n’ai pas vu l’intérêt de perturber la chronologie de son enquête. Les récits insérés dans la trame principale m’ont semblé trop digressifs, le procédé trop programmatique. In fine, la forme prend le pas sur le fond. Sauf à la toute fin, elle m’a laissée à distance des personnages et de leurs tragédies, pourtant terribles.

« Je t’évite de naître pour t’éviter de mourir à chaque instant. Car dans ce pays, on nous aime muettes et nues pour le plaisir des hommes en rut. Je sais que je m’empêche de conclure, que je te parle pour faire reculer l’heure, mais cela ne te protégera pas longtemps ; je me dis que si je te raconte la véritable histoire, peut-être que tu comprendras. »

La violence des politiques de l’oubli pratiquées par nombre de sociétés déchirées par une guerre civile, la plasticité de la mémoire, les ravages de l’obscurantisme, les formes effarantes d’oppression des femmes qui subsistent encore aujourd’hui, les révoltes comme celle de Aube me tiennent à cœur : j’aurais vraiment voulu aimer Houris. C’est difficile de critiquer un roman qui réclame autant de courage et qui charrie tant de victimes. Mais la vérité est que j’ai lutté, page après page, pour terminer ce roman qui m’a donné l’impression frustrante d’être passée à côté d’un texte que tout le monde ou presque encense.

Lu en novembre 2024 – Gallimard, 23€

11 commentaires sur “Houris, de Kamel Daoud (Gallimard 2024)

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  1. C’est un sujet difficile dont il faut parler mais lire un roman sur le sujet ne me tente pas du tout. Ce serait éprouvant et je n’ai pas envie de me forcer comme tu le fais. Les polémiques actuelles sur la violation du secret médical ne me donnent pas non plus envie de m’y plonger…

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    1. Vraiment il ne faut pas hésiter à s’écouter. C’est un texte ardu alors si tu ne le sens pas de lire sur un sujet aussi sombre, tu trouveras largement de quoi faire dans le reste de la rentrée littéraire 🙂 Et c’est vrai que cette polémique est stupéfiante. Attendons d’en savoir plus mais si c’est avéré, ce serait une faute extrêmement grave (d’autant plus grave quand on connaît l’histoire terrible de la protagoniste qui n’avait pas besoin de ça).

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  2. Je comprends complètement ta difficulté à lire ce livre car je l’ai ressenti moi-même. Tout comme toi, il a fallu m’accrocher… mais j’ai découvert beaucoup de faits et de ressentis en Algérie que je ne connaissais pas et je suis donc heureuse de l’avoir lu mais j’ai moyennement adhéré à l’écriture tellement compliquée à suivre. Je pense néanmoins toujours qu’il est important de le lire, même si l’actualité m’étonne et me pose question.

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    1. Oui, je viens d’aller lire ton avis que je n’avais pas encore vu passer, c’est intéressant (et rassurant 😉 ) de voir que d’autres ont réagi pareil. Honnêtement, pour ma part, j’aurai du mal à recommander ce roman parce que j’ai tellement lutté pour en venir à bout. Et c’est vrai que cette histoire de violation du secret médical est quand même incroyable, parfois la vérité dépasse la fiction ! Si elle est avérée, ce serait très grave.

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    1. Oui, les avis sont en grande majorité très enthousiastes et je ne m’attendais moi-même pas du tout à lutter autant. Je suis curieuse de savoir comment tu réagiras à la forme. Si tu n’es pas complètement décidée, je pense que la plus longue citation que j’ai choisie illustre ce qui m’a posé problème : un propos flottant qui multiplie les digressions et fait allusion à des choses qui n’ont pas été abordées et qui ne s’élucident que plus tard (par exemple ici, on passe de l’évocation du salon de coiffure au sauvetage de la protagoniste par sa mère 20 ans plus tôt, puis à des considérations sur les femmes en Algérie, la description du ciel chaud puis de but en blanc le souvenir de la soeur dont il n’a à ce moment-là jamais été question…). Visiblement cette manière d’écrire n’a pas du tout empêché beaucoup de lecteur.ice.s d’adhérer, pour moi ça a été très compliqué.

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  3. J’en avais lu également surtout des bons retours donc c’est intéressant de lire le tien, plus en retenu. Je le garde dans ma liste d’envie mais je note dans un coin de mon esprit ce que tu soulignes 😉

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