Harlem Shuffle, de Colson Whitehead (version originale en anglais, Doubleday, 2021)

Bienvenue à Harlem et dans cette trilogie signée Colson Whitehead ! Saga familiale, pastiche de gangster novel, cette série est aussi (et surtout ?) une fresque du Harlem des décennies d’après-guerre : les années 1959-1964 dans ce premier tome, les années 1971-1976 dans le suivant et les années 1980 dans celui encore à venir. Whitehead est fort. À le lire, on s’y croirait. On ressent la canicule, on ressent le tumulte de la 125e rue, l’argot des passants, les secrets dissimulés derrière les façades et les émeutes qui couvent. En toile de fond des mésaventures du personnage principal se révèle à petites touches un quartier dangereux, mais aussi très vivant et en pleine mutation.

« Welcome to the store. You thinking of a new living-room set? A dinette? »

Ray Carney est un protagoniste ambigu et attachant, jeune père de famille et propriétaire d’un magasin d’ameublement. Il aspire à s’élever socialement et à devenir respectable, mais peine à rester dans le droit chemin. Mission impossible ? L’immoralité règne en maître, les dés sont fondamentalement pipés par le racisme et le classisme, les magouilles omniprésentes – petits truands nommés Miami Joe ou Chet the Vet, trafiquants, mafieux, maquereaux, et n’allez pas croire que les flics, les hommes d’affaire ou de loi sont plus honnêtes. Et puis il y a Freddie, le cousin, presque un frère, qui arrive à chaque fois avec ses combines plus ou moins bien ficelées et à qui il est si difficile de dire non… C’est à la fois grinçant et burlesque : Carney se laisse entraîner dans les intrigues un peu malgré lui, puis déploie des trésors d’ingénuité pour s’en dépêtrer.

« Put it like that, an outside observer might get the idea that Carney trafficked quite frequently in stolen goods, but that’s not how he saw it. There was a natural flow of goods in an out and through people’s lives, from here to there, a churn of property, and Ray Carney facilitated that churn. As a middle man. Legit. »

Il y a des rebondissements et des retournements de situation, mais on n’est pas dans le pur polar. Whitehead transforme les codes du genre pour en faire une fresque sociale et historique sur Harlem, foyer de la culture afro-américaine (le roman évoque notamment l’Apollo Theater, symbole de la musique noire américaine) et point cardinal de la lutte pour l’égalité des droits civiques (l’hôtel Theresa, fréquenté par Malcom X, joue un rôle particulier dans l’intrigue, vous verrez !). À l’aube des sixties, le postwar boom semble s’arrêter aux portes de Harlem, ghetto ravagé par la pauvreté, la drogue, la violence et le racisme où surgit néanmoins le militantisme noir qui permit au quartier de se relever.

« Then someone came up with the idea for a grand park in the middle of Manhattan, an oasis inside the newly teeming metropolis. Various locations were proposed, rejected, reconsidered, until the white leaders decided on a vast, rectangular patch in the heart of the island. People already lived there; no matter. The colored citizens of Seneca were property owners, they voted, they had a voice. Not enough of one. The City of New York seized the land, razed the village, and that was that. The villagers dispersed to different neighborhoods, to different cities where they might start again, and the city got its Central Park.
You find the bones. Dig under the playgrounds and meadows and silent groves, Carney supposed, you’ll find the bones. »

J’ai apprécié les personnages hauts en couleur, les mille et une anecdotes et images saisissantes qui composent cette fresque – par exemple cette description sidérante du chantier du Word Trade Center dans le chapitre final ! –, l’art du dialogue et la plume inimitable de Whitehead, drôle, groovy et incisive à la fois.

J’ai été moins convaincue par la construction en trois nouvelles qui pourraient presque se lire indépendamment. Il m’a manqué un petit tour de vis à l’intrigue, peut-être un arc narratif plus fort pour lier les trois histoires, peut-être un peu moins de digressions sur les meubles ou l’époque – leur poids m’a donné l’impression que l’auteur avait finalement donné la priorité à la critique sociale sur l’intrigue, ce qui n’était pas du tout le cas dans Nickel Boys. Cela m’a parfois un peu perdue, mais donne lieu à des réflexions captivantes sur la justice sociale et les tensions entre légalité et légitimité. Évidemment, tout cela m’a fait penser à Brassens et sa stance à un cambrioleur :

« Post-Scriptum, si le vol est l’art que tu préfères
Ta seule vocation, ton unique talent
Prends donc pignon sur rue, mets-toi dans les affaires
Et tu auras les flics même comme chalands »

Un vrai-faux roman noir dont l’intrigue ne m’a pas emportée, mais où j’ai aimé voir s’entrelacer combines, débrouille et critique sociale, portées par la plume de Whitehead.

Lu en janvier 2025 – Doubleday, 18$ (traduction française disponible chez Albin Michel, disponible en poche pour 9,40€)

12 commentaires sur “Harlem Shuffle, de Colson Whitehead (version originale en anglais, Doubleday, 2021)

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    1. Oui ! Je ne peux pas m’engager sur la qualité de la traduction (qui n’a sans doute pas été facile) mais les lecteur.ice.s francophones ont l’air emballés aussi. Et oui, il y a de quoi en apprendre un rayon sur l’histoire de New York qui est très emblématique de beaucoup de choses, et c’est agréable de le faire dans le cadre d’une lecture-plaisir.

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    1. Bien noté, je lirai Zone 1 quand ma PAL aura un peu désempli ! Je pensais lire aussi Unground Railroad (qui semble plus dans la veine de Nickel Boys, que j’ai adoré) que j’espère apprécier plus que toi, les avis semblent assez enthousiastes dans l’ensemble. À suivre !

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    1. Cela me rassure de ne pas être la seule. Comme je suis un peu fatiguée en ce moment, je me demandais si je m’étais compliqué la tâche en le lisant en anglais – le style de Whitehead est très riche, avec beaucoup de clins d’oeil et je craignais d’être peut-être passée à côté de certaines choses. Mais cela vient, je pense, du format en trois « nouvelles » qui auraient pu être articulées fermement entre elles, et aussi de la passion de l’auteur pour Harlem qui donne lieu à des digressions certes intéressantes, mais qui font parfois un peu perdre le fil. J’ai quand même lu la suite dans la foulée !

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  1. Je n’ai pas été vraiment emballée par The Underground railroad et The Nickel Boys… le thème de ce titre me tentait bien, mais entre mes précédentes expériences avec l’auteur et tes bémols… je passe !

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