La fille qui avait bu la lune, de Kelly Barnhill (2016 pour l’édition originale en anglais, 2017 pour la traduction française)

La fille qui avait bu la lune

Le Protectorat est une oligarchie embrumée, prise en étau entre un marais fertile et une forêt maléfique, placé sous le joug des Grands Anciens et des combattives Sœurs de l’Étoile. Ignorant que les secousses, les failles, les crevasses bouillonnantes, les fumées toxiques et autres émanations traîtresses qui menacent ceux qui s’aventurent hors des sentiers battus sont le fait d’un volcan, les citoyens du Protectorat s’en remettent aux croyances propagées par leurs dirigeants : chaque année, le bébé le plus jeune doit être abandonné dans la forêt, en sacrifice à la sorcière en échange de la sécurité du peuple. Et chaque année, la vieille Xan, sans rien y comprendre, met le bébé à l’abri des bêtes sauvages et des dangers de la forêt. Mais cette année, rien ne se passe comme d’habitude : une mère qui refuse d’obtempérer et devient folle de chagrin lorsqu’on lui prend sa petite fille, un jeune garçon marqué à vie par cette scène, une petite fille pleine de vie et de volonté qui développe un potentiel magique sans précédent. Xan devra la garder à l’œil et s’efforcer de canaliser cette magie. Qu’adviendra-t-il d’elles, de leurs étranges amis et des habitants du Protectorat ?

Si le récit prend la forme d’un roman de 360 pages, il s’apparente à un conte par son univers étrange, tout en clair-obscur, en éruption permanente de magie, peuplé d’êtres merveilleux et de méchants, d’origami animés, de magiciens, d’objets ensorcelés, de monstres et autres dragons. Le thème littéraire de la sorcière à laquelle il faut sacrifier un enfant chaque année est récurrent dans les contes – et même dans la mythologie, puisque dans l’Iliade, Agamemnon doit se résoudre à sacrifier sa fille à la déesse Artémis qu’il a mis en colère. Pourtant, le roman propose une réflexion sur le pouvoir normatif des mythes qui légitiment les coutumes et les institutions les plus injustifiables, mais qui restent vulnérables aux questionnements naïfs des enfants. Si ces questions sont sérieuses et parfois sombres, la morale de l’histoire insiste sur la force de l’espoir pour renverser un pouvoir autoritaire et prédateur. On notera la prédominance des figures féminines, rare dans ce registre : volontaires, obstinées, fortes, ce sont les filles qui mènent la danse. Mes deux garçons ont également apprécié la drôlerie des petits compagnons fantastiques de Xan et de Luna.

En fort contraste avec les autres romans que nous avons lus récemment, La fille qui avait bu la lune se démarque par son rythme lent, laissant tout leur temps aux parenthèses poétiques et aux descriptions précises et visuelles. Le récit est organisé en spirale plutôt qu’en séquences, certains fils narratifs nous replongeant dans un passé fort ancien permettant d’éclairer progressivement le cadre de l’histoire. Fort est de constater que la magie opère et qu’en amorçant la lecture, on est volontiers happé par ce tourbillon hypnotique et déconcertant. Cela dit, le récit tire un peu en longueur pour finalement nous laisser un peu sur notre faim. Peut-être la répétition de certains motifs est-elle conçue comme une figure de style contribuant au caractère hypnotique du récit ; nous l’avons trouvée lassante et j’ai bien cru, à certains moments, que nous ne terminerions pas la lecture.

À quels lecteurs recommander ce roman ? Ce n’est pas évident à juger, tant l’association d’un registre de conte et d’un texte aussi long (et au style aussi exigeant) est inhabituelle. Il me semble qu’il est susceptible de plaire aux lecteurs jeunes, mais déjà aguerris. Aux lecteurs un peu plus grands, il offrira une petite parenthèse dans un monde merveilleux où la volonté triomphe de la fatalité, de l’obscurantisme et de l’oppression.

Extraits

« Oui.
Il y a une sorcière dans les bois. Depuis toujours.

Veux-tu bien cesser de t’agiter, une minute? Par mes étoiles, je n’ai jamais vu enfant aussi remuante.
Non, mon trésor, je ne l’ai jamais vue. Personne ne l’a vue, du moins depuis une éternité. Nous avons pris des mesures pour l’éviter à tout prix.
Des mesures terribles. »

« La petite avait une expression grave, sceptique et intense, si bien que Gherland eut du mal à détourner le regard. Elle avait la chevelure noire et bouclée et les yeux plus sombres encore. La peau lumineuse, tel de l’ambre poli. Au milieu du front, elle portait une marque de naissance en forme de croissant de lune, identique à celle de sa mère. La tradition populaire voulait que ces gens-là soient hors du commun. Gherland détestait le folklore en général, particulièrement lorsque les citoyens du Protectorat se mettaient en tête des idées de grandeur. »

« C’était vraiment formidable d’avoir onze ans, se disait-elle. Elle adorait la symétrie autant que l’asymétrie de ses onze ans. Onze était un nombre lisse en apparence, et pourtant impair – il se montrait au monde d’une certaine manière et se comportait tout à fait autrement. Comme la plupart des adolescents de onze ans, s’imaginait Luna. »

« Luna dirigea son attention sur le point à l’horizon où la terre rencontrait le ciel. Elle se le représenta aussi clairement que possible en pensée, comme si son esprit s’était métamorphosé en une feuille de papier sur laquelle il lui suffisait de mettre une marque, aussi précautionneusement que possible. Elle inspira à fond, attendit que son cœur ralentisse et que son âme se libère de ses tracas, de ses rides et de ses nœuds. Elle accédait à un sentiment particulier en faisant cela. À une chaleur au cœur de ses os, un crépitement au bout des doigts. Et le plus étrange, c’est qu’elle sentait la marque de naissance à son front rayonner, comme si elle se mettait subitement à briller – d’un éclat vif et clair, telle une lampe. Et après tout, peut-être était-ce le cas?
En esprit, Luna voyait la limite de l’horizon. Assise là, elle se sentait si calme qu’elle avait une conscience aiguë de tout: de sa propre respiration, de la chaleur du corps de Fyrian contre sa hanche, des ronflements naissants du dragonnet, et les images lui parvenaient avec une telle rapidité et une telle intensité qu’elle n’arrivait pas à se concentrer – elles défilaient en un voile vert et flou. »

Lu à voix haute en janvier 2018 – Anne Carrière, 20€

 

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