De purs hommes, de Mohamed Mbougar Sarr (Le livre de Poche, 2018)

Au Sénégal, la foule refuse aussi bien la mort que la vie aux goor-jigéens, mot wolof désignant les homosexuels. La vidéo virale par laquelle tout commence montre une meute enragée exhumer un cadavre et le traîner hors du cimetière. Prof de littérature à la fac, Ndéné a conscience de l’hypocrisie ambiante mais il n’a pas vraiment le cœur à la démasquer. Pourtant il y a la colère de Rama. Et rien n’y fait, Ndéné est étrangement fasciné par cette vidéo, il n’arrive pas à s’en défaire…

L’ironie de Mohamed Mbougar Sarr éclabousse chaque page, à commencer même, en couverture, par le titre qui raille ceux qui se drapent dans leurs idées de la pureté. De sa plume féroce, à la fois puissante et désarmante, l’auteur dit les violences aiguillonnées par des organisations religieuses. Le fleuve humain dans lequel « on est quelqu’un et n’importe qui » et contre lequel on ne va qu’à ses risques et périls. Le peuple pressé de combler « l’effroyable silence qui aurait obligé chacun d’eux à se regarder tel qu’il était vraiment ». La lâcheté des « docteurs ès intrigues de basse-cour » à l’université, accaparés par la préservation de leurs privilèges…

Mais ce qui rend ce roman véritablement génial, c’est la finesse et la justesse avec laquelle il raconte comment tout cela travaille le protagoniste de l’intérieur. Son statut – études en France, admiration pour Verlaine mais père très pieux, tentation de se cacher derrière sa « culture » – détonne et donne lieu à des tensions, des doutes qui finissent par lui faire voir son pays comme sous un jour nouveau. Ndéné navigue entre prière du vendredi et scènes militantes, salles de l’université et vie nocturne. Il écoute – ceux qui considère l’homosexualité comme une pratique honteuse apportée par l’Occident, ceux qui rappellent au contraire le rôle important joué jadis par les homosexuels au Sénégal. Et bascule sous nos yeux d’une indifférence apparente à un engagement qu’il peine à assumer mais dans lequel il pressent que réside une meilleure part de lui-même. Ses failles m’ont chavirée.

« Ce sont de purs hommes parce que à n’importe quel moment la bêtise humaine peut les tuer, les soumettre à la violence en s’abritant sous un des nombreux masques dévoyés qu’elle utilise pour s’exprimer : culture, religion, pouvoir, richesse, gloire… Les homosexuels sont solidaires de l’humanité parce que l’humanité peut les tuer ou les exclure. »

Superbe !

Autres extraits

« Nous sommes très nombreux dans ce pays à être de formidables comédiens sur la scène religieuse, histrions déguisés, masqués, grimés, dissimulés, virtuoses de l’apparence, jouant si bien que nous arrivons non seulement à duper les autres, mais à nous convaincre nous-mêmes de l’illusion que nous créons. Oui, les bons musulmans au regard fervent, au cœur écrasé de pureté, au front ceint des lauriers de l’élection divine, c’est nous, les soldats du Bien, le peuple-œuf plein de lui-même et fier de son être-œuf, l’aéropage de justes baignant dans l’immaculée bonté ; nous sommes là, toujours là, hurlant nos paroles charitables, nos recommandations enflammées, notre prosélytisme passionné, régurgitant à la demande tous les versets coraniques que nous avons mémorisés sans les comprendre, prompts à guetter et critiquer chez l’autre tout signe d’impiété, détournant chastement le regard des femmes que nous ne rêvons que de baiser (certains d’entre nous y parviennent) ; c’est bien nous, irréprochables saints au grand jour, bouffeur de seins, gamahucheurs émérites, renifleurs de culs, fétichistes des gros orteils, buveurs de jus de sexe la nuit tombée. Comédiens. Prestidigitateurs. Bonimenteurs. Illusionnistes. Nous ne sommes peut-être pas les plus nombreux dans ce pays, mais nous possédons assez de talent pour jouer une pièce grandiose. Alors jouons ! »

« Tout ce que je savais, c’était que lui, si orthodoxe et si dur, lui qui était prêt à me déterrer sans pelle ni pioche, de ses propres mains, si j’étais homosexuel et qu’on m’enterrait dans un cimetière musulman, lui, si rigoureux, avait été jugé par d’autres trop permissif, trop laxiste sur la question homosexuelle. Sacré pays. »

Lu en septembre 2022 – Philippe Rey, 16€ (également disponible en poche)

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