La ville grise, de Torben Kuhlmann (NordSud, 2023)

Petit grain de sable jaune dans les rouages grisâtres d’un régime totalitaire

Nina fait grise mine suite à son déménagement récent. Est-ce seulement son humeur maussade qui lui fait voir les choses en cinquante nuances de gris ou est-ce qu’il y a quelque chose qui cloche dans cette ville ?

« Est-ce que toute la ville était vraiment aussi grise, ou était-ce la vue depuis sa chambre qui lui donnait cette impression ? Nina cherchait des couleurs. Mais au détour de chaque alignement d’immeubles gris, il y avait seulement d’autres rues grises pleines de voitures grises, de panneaux gris et de passants gris. Même dans la vitrine d’une papeterie, les tubes et les flacons de peinture ne contenaient que du gris. Gris souris, gris anthracite, gris granit… lut-elle, incrédule.
« Quelque chose ne va pas dans cette ville », pensa Nina en contemplant cet étrange étalage. »

Torben Kuhlmann instille subtilement des doutes qui se précisent au fur et à mesure que Nina explore la ville grise. On pense d’abord à une jungle de béton asphyxiée par les gaz d’échappement, puis le poids écrasant des gratte-ciels représentés en contre-plongée, l’uniformité des façades, l’expérience d’un contrôle social omniprésent ne laissent plus de place au doute : nous sommes dans un régime totalitaire.

Forcément, les enjeux sont maximaux et on ne peut qu’être captivée par la quête de vérité et la résistance de Nina (dans la digne lignée de l’inoubliable Momo, héroïne d’un roman génial de Michael Ende). Les planches grandioses de l’illustrateur viennent accentuer la tension en créant une atmosphère orwellienne (qui m’a évoqué la RDA) où Nina détonne pourtant à chaque instant avec son petit ciré jaune, comme une lueur d’espoir.

Ce qui force vraiment l’admiration, c’est la manière dont en arrière-plan, sur un mode presque poétique, l’album dissèque les rouages d’un régime totalitaire. À aucun moment ce n’est démonstratif, on est complètement dans l’histoire, mais on réalise subtilement comment un régime arbitraire se maintient en jouant à la fois sur l’endoctrinement et l’espionnage de la population, la propagande, l’intimidation et la répression. Et en miroir, Nina nous révèle différentes formes de subversion qui peuvent paraître futiles mais qui, ajoutées les unes aux autres, finissent par faire pencher la balance : peindre un graffiti sur un mur, s’habiller, refuser de se conformer à des règles absurdes, cacher des livres…

Un album incontournable – pour le plaisir de lecture immense, la beauté incroyable des pages, l’hymne aux arcs-en-ciel. Et la perche tendue à nos consciences à l’heure où beaucoup de pays glissent vers l’autoritarisme.

N’hésitez pas à consulter aussi l’avis de Linda sur cet album et aussi l’entretien avec l’auteur que nous avons eu la chance de pouvoir réaliser pour À l’ombre du grand arbre !

Lu en octobre 2023 – NordSud, 20€

6 commentaires sur “La ville grise, de Torben Kuhlmann (NordSud, 2023)

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