Vous êtes l’amour malheureux du Führer, de Jean-Noël Orengo (Grasset, 2024)

Le genre de l’autofiction est florissant mais en matière d’écriture de soi, nul n’arrive à la cheville d’Albert Speer, architecte du IIIe Reich, protégé intime de Hitler qui en fit son ministre de l’armement. Comment un homme aussi compromis parvint-il, après guerre, à échapper à la potence et à imposer son récit au point de devenir une partie prenante de l’historiographie de l’Allemagne nazie ? Telle est l’énigme fascinante qui nourrit cette « contre-fiction ».

Dans une langue sobre et implacable, conjuguée au présent, ces pages reviennent sur la relation troublante qui unit Speer et Hitler. L’analogie avec la romance – coup de foudre, passion, éloignement, rupture, veuvage – se révèle étonnamment pertinente, à la fois pour symboliser la symbiose de l’art et de la politique et pour creuser les ressorts psychologiques de l’attraction mutuelle des deux hommes. Orengo s’attache aussi et surtout à déconstruire les artifices du récit de Speer, pointant à la fois ses invraisemblances et les avantages qui ont permis à l’homme de conserver son coup d’avance dans l’écriture de l’histoire des années hitlériennes. Son atout principal est évidemment la proximité cultivée des années durant avec Hitler. Il joue aussi d’une respectabilité élégante qui le démarque, aux yeux de tous, de la vulgarité des autres cadres jugés à Nuremberg. Mais avant tout, Speer est un as de la mise en scène, des jeux d’ombre et de lumière qui modèlent la vérité au nez et à la barbe des historiens.

« Les journalistes mènent des contre-enquêtes, et face à Speer, il faut mener une contre-fiction, une fiction doublant celle construite par un personnage historique à partir de faits réels où il a joué un rôle majeur. »

Voilà un texte déconcertant, à mi-chemin entre fiction, récit historique et essai. Si j’ai été intéressée par le rôle joué par Speer et l’architecture dans le régime hitlérien, ma curiosité est encore montée d’un cran à partir du moment où l’Histoire commence à s’écrire. La fragilité et la malléabilité de la mémoire du IIIe Reich est véritablement accablante quand on y réfléchit à la lecture de ces pages. Cette réflexion sur les pouvoirs des mots, les luttes pour déstabiliser le sens et établir une certaine vérité, résonne de manière étonnante avec notre époque, ses fake news, ses guerres d’interprétation et sa manie de sublimer le pire à coup de tempêtes médiatiques. À croire que c’est finalement de la plume des écrivains que pourrait sortir la vérité ?

« Il y a évidemment ce qu’il a vécu.
Il y a ce qu’il a écrit sur ce vécu.
Il y a ce que les historiens et les journalistes d’investigation écrivent de plus en plus sur lui, confrontant ses propos avec ce qu’ils pourraient découvrir dans des archives.
Il y a ce que d’anciens membres secondaires du cercle des intimes racontent sur lui dans leurs Mémoires – et ils sont en général décevants, il y fait une apparition caricaturale à cause de rancunes personnelles trop appuyées pour être crédibles.
Il y a ce qu’il redit à l’oral dans les interviews et les entretiens privés comme ceux que l’historienne et lui ont depuis des jours, à raison de douze heures par jour, sur les faits qu’il a vécus et sur lesquels il a écrit, de sorte que parfois, de très légères et inquiétantes différences apparaissent entre l’écrit et l’oral, et font alors l’objet de nouvelles exégèse improvisées autour d’un repas ou d’une promenade.
Et il y a ce que ses anciens amis, collaborateurs et collaboratrices, pourraient dire de lui en off. »

Un grand merci à l’éditeur et à NetGalley de m’avoir permis de lire Vous êtes l’amour malheureux du Führer !

Lu en septembre 2024 – Grasset, 20,90€

10 commentaires sur “Vous êtes l’amour malheureux du Führer, de Jean-Noël Orengo (Grasset, 2024)

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  1. Un titre intriguant. Je sors de mon côté du « maître du Haut Château », série et lecture et c’est un sujet qui m’intéresse beaucoup. Mais je sais pas si je suis prête à attaquer un autre roman du genre tout de suite… C’est une époque si sombre !

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    1. Je te comprends, il faut faire à son rythme ! Après je dirais que vue la focale placée sur la manière de raconter l’époque, ce n’est pas une lecture pesante comme peuvent l’être d’autres textes consacrés à ces années horribles.

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