Mémoires sauvées de l’eau, de Nina Leger (Gallimard, 2024)

L’exploration des grands espaces américains, la conquête de l’Ouest et la ruée vers l’or ont souvent été traitées dans les films et la littérature comme une période exaltante. Pourtant, on en connaît aussi la noirceur. La première découverte d’or au milieu du 19ème siècle a charrié des meutes de pionniers qui ont partagé le territoire comme un gâteau, attaqué la roche à la pioche, à l’explosif et au canon à eau, élevé des barrages démentiels, remodelé le paysage au gré de leurs business plans successifs avant de construire à tort et à travers. Ainsi mis en perspective, leurs discours suprémacistes sur la sauvagerie des peuples autochtones, brutalement déportés et massacrés, ne manquent pas de sel.

« Bientôt, quarante-cinq créatures pataugent dans quarante-cinq mares couleur mastic et la ville entière vibre d’un vacarme de métal aussi puissant que celui du train. »

Nina Léger sonde l’empreinte profonde imprimée sur la nature comme les descendants. Son roman entremêle plusieurs discours et chronologies. Il y a d’abord le récit historique au long cours de la colonisation et l’industrialisation de la Californie, ponctué de coupures de presse et de témoignages de l’époque. Il y a aussi la correspondance de Thea qui se rend de nos jours à Oroville, commune dévastée par les mégafeux et les crues, sur les traces de son histoire familiale. Le gros des échanges se fait avec sa grand-mère qui n’est autre que l’autrice de science-fiction Ursula Le Guin dont les parents ont joué un rôle de premier plan dans l’histoire d’Oroville. Les aller-retours entre passé et présent révèlent subtilement les traces du passé, mais interrogent aussi et surtout la manière dont on se positionne par rapport à son statut social et à son histoire familiale.

« Ma chérie, je relis ta lettre et ton emportement m’émeut mais je redoute que, toi aussi, tu ne confondes les distances, que tu ne mélanges les histoires intimes et les histoires de l’Histoire. »

J’ai été très intéressée et touchée par la foule d’informations contenue dans ce roman sur la conquête de la Californie, l’étendue des conséquences humaines et environnementales, l’histoire de la famille d’Ursula Le Guin, la manière dont l’histoire est reconsidérée au prisme des luttes contemporaines. Les documents d’époque sont vraiment édifiants. La correspondance imaginée entre l’autrice et sa petite-fille offre un joli exemple de transmission d’une mémoire familiale, à la fois lucide, franc et très tendre.

« J’ai cru que je pourrais comprendre et réparer. J’ai cru que je pourrais raconter une histoire, mais je ne sais raconter ni les histoires des hommes, ni celles des femmes, je ne suis pas comme toi, ni comme tes parents, Alfred et Theodora. Je ne suis pas une Kroeber. »

Mais j’ai eu du mal à trouver mes marques dans ce roman. La forme des vers libres choisie pour la partie historique m’a souvent distraite du propos et je n’ai pas toujours trouvé facile de visualiser les transformations de l’espace qui sont racontées ni de me repérer dans le temps. J’ai aussi mis un moment à réaliser que la partie contemporaine ne suivait pas un ordre chronologique mais contenait elle-même des flash-back. Certaines allusions de la première partie ne sont vraiment élucidées que par la suite de même qu’on ne saisit que plus tard la provenance des documents historiques. On se repère mieux en faisant une deuxième lecture.

Un roman dense, lyrique et incandescent, mais exigeant pour le lecteur. Je ne regrette pas de l’avoir apprivoisé.

Lu en octobre 2024 – Gallimard, 21,50€

16 commentaires sur “Mémoires sauvées de l’eau, de Nina Leger (Gallimard, 2024)

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    1. Je ne me rends pas compte à quel point mon état de fatigue et mon manque de temps pour lire ces derniers jours ont joué (quand on s’endort tous les soirs au bout de quelques pages, ça n’aide pas…), mais il me semble effectivement que la forme est un peu exigeante et qu’il faut s’accrocher. Il y a des lectures plus faciles pour ce type de période !

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  1. Je note même si je sens qu’il va me falloir choisir le bon moment pour ne pas me perdre en route. Cette question de la manière dont on se positionne par rapport à son statut social et à son histoire familiale est peu évoqué dans les livres alors qu’elle est importante et intéressante.

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    1. Oui, c’est une lecture très intéressante ! Elle m’a fait penser à Jacaranda de Gaël Faye qui s’intéresse aux descendants de ceux qui ont vécu le génocide rwandais. Ici, il s’agit des descendants des pionniers blancs et des autochtones qui sont parvenus à survivre.

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  2. Mais ça m’a l’air très intéressant et instructif tout ça.

    La partie sur la famille d’Ursula Le Guin m’intéresse tout particulièrement pour mieux comprendre cette grande autrice.

    Merci pour la découverte 😀

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    1. Oui, c’est très dense ! Petite précision (aussi sur la base des recherches que j’ai faites pendant cette lecture) : toutes les informations sur les parents et l’histoire familiale d’Ursula Le Guin sont véridiques et abondamment documentées, mais la petite-fille, Théa, n’existe que dans le roman.

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  3. Encore un roman intéressant. Je le note pour mes prochaines réservations en bib.

    Merci pour la découverte. J’aime l’idée d’un roman qui prend appuie la réalité en partant de l’histoire de la famille d’une autrice.

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    1. Je pense qu’il pourrait te plaire ! C’est très riche en fait entre l’histoire de la ruée vers l’or et de l’industrialisation de la Californie, l’histoire de cette famille (le père de l’autrice était un anthropologue qui a étudié plusieurs communautés autochtones et dont on a beaucoup parlé jusqu’à la période récente), les répercussions écologiques de l’économie extractive, la manière dont les descendants de tous les côtés se démènent avec ce passif… C’est presque trop, j’ai trouvé, mais tout est intéressant. Et l’écriture est inhabituelle.

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