Cœur, de Thibault de Montaigu (Albin Michel, 2024)

Un livre peut en cacher un autre.

Il y a d’abord l’histoire que le père de l’auteur lui demande d’écrire – celle de Louis, son propre grand-père, capitaine des hussards mort en 1914 dans une charge chevaleresque contre l’artillerie allemande. Épopée héroïque, roman à énigme, quête familiale ? Thibault de Montaigu ne sait pas très bien quel livre il écrit, il sait surtout qu’il le fait pour son père dont l’existence ne tient plus qu’à un fil mais qui semble hanté par cet épisode. Alors il y a aussi le récit de ce projet qui germe au cœur d’une tumultueuse relation père-fils, une quête dont les contours ne se précisent que progressivement, révélant à petites touches certaines continuités de la lignée et certaines particularités de la figure paternelle…

Pour tout vous dire, cette histoire m’a rappelé une expédition improbable dans le manoir des von Stauffenberg il y a une quinzaine d’années. Vous situez ce chef d’état-major de la Wehrmacht qui tenta d’organiser un attentat contre Hitler après en avoir été très proche, mais oui, cette figure incarnée par Tom Cruise au cinéma ? Un beau jour, une copine viticultrice nous a proposé de l’accompagner présenter ses vins dans le sud de l’Allemagne et ce n’est qu’une fois sur place que nous avons réalisé que nous étions chez les descendants du fameux Stauffenberg. La soirée, qui réunissait toute la noblesse et la haute bourgeoisie des environs autour d’une exposition de vins et de bijoux hors de prix, a été des plus informatives. Peu familiers de ce milieu, nous avons été sidérés de découvrir, lors de conversations auxquelles nous ne nous étions pas attendus, à quel point c’est dur de grandir dans un château, avec ces grands couloirs impossibles à chauffer et ces assiettes de soupe que l’on déguste dans des cuillères en or, mais froides (je n’invente rien !).

Lire Cœur a réveillé ce souvenir parce que l’auteur a beau être d’une sincérité évidente, ma première réaction a été de me dire que je voulais bien entendre les traumatismes de la noblesse aux prises avec la marche du monde et la dureté de l’existence dans ces lignées obsédées par l’honneur et les rêves de grandeur, mais que par les temps qui courent, j’avais des soucis plus pressants.

« J’aimerais que toi, tu écrives l’histoire de Louis. […]
– Écoute, Papa, je ne crois pas que je puisse être d’une grande aide. Je ne connais rien à ces choses-là.
– Attends, on ne parle pas d’une petite échauffourée mais de la dernière charge de cavalerie dans l’histoire de France.
– La dernière ? Tu es sûr ?
– Il y a eu dans les semaines qui ont suivi quelques accrochages avec des uhlans, des raids derrière les lignes ennemies ou des coups de force isolés. Mais l’assaut qu’a mené ton arrière-grand-père est la dernière charge au combat, c’est-à-dire dans une bataille rangée. Tu imagines le cran de ces types quand même, galopant ventre à terre au milieu des balles et des obus qui pleuvaient sur eux. Non mais tu imagines…”
Et soudain, mon père n’était plus dans cette chambre à l’odeur d’ammoniac et de linge humide mais sur une plaine de Champagne, chevauchant un robuste demi-sang dans une tornade de sabots. Il ne portait plus ce vieux pull, étoilé de miettes, qui boulochait, ou ces sandales à grosses brides d’où sourdaient des orteils gonflés aux cors durs et blancs comme la pierre, mais l’ancien dolman à brandebourgs des hussards et leurs bottes en cuir dont l’éperon s’enfonçait dans le flanc des bêtes hennissantes. Il n’y avait plus cet évier constellé de taches de calcaire et de pâte dentifrice ou ces centaines de feuilles blanches où il avait inscrit en chiffres immenses tous les numéros de téléphone qu’il connaissait avant de perdre tout à fait la vue, mais seulement les étincelles rouges des obus et le bleu du ciel au-dessus.
Je reconnaissais dans ses yeux aveugles le mal qui l’avait rongé toute sa vie, cette fièvre de grandeur, cette maladie d’orgueil, ce désir démentiel de s’élever au-dessus du commun des mortels. Et le pire peut-être est que ce mal, je le sentais remuer en moi aussi à l’écouter s’enflammer de la sorte pour cette histoire. Je l’entendais murmurer dans mes veines comme il avait dû murmurer dans celles de Louis dans sa chevauchée effrénée vers les lignes ennemies.
Ce mal, il me l’avait transmis. »

Et bien figurez-vous que la plume étant très agréable et le roman plein de cœur, je me suis laissé porter en me disant que ce n’était pas si mal de lire quelque chose qui ne fasse pas vibrer de corde trop sensible chez moi. Et finalement, j’ai lu le roman presque d’une traite et il m’a prise de court par sa candeur assumée, sa tendresse et ses réflexions sur la masculinité, la filiation et le pardon.

Lu en mars 2024 – Albin Michel, 21,90€

4 commentaires sur “Cœur, de Thibault de Montaigu (Albin Michel, 2024)

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  1. Tiens je suis contente de lire ton retour sur ce titre. Je l’avais repéré en bib mais hésité à l’emprunter. Peur justement que ça ne soit trop dur pour ma sensibilité. Je vais donc pouvoir l’ajouter sans trop de crainte.

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    1. Effectivement, s’il est dispo dans ta bibliothèque, je pense que tu peux y aller sans crainte ! L’épisode guerrier n’est finalement que le souvenir autour duquel se noue le roman. Ça parle plutôt de relations filiales, dans le contexte du déclin des grandes familles (et d’une famille particulièrement singulière).

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  2. Je ne savais pas trop si j’avais aussi envie de lire les traumatismes d’une classe à laquelle je n’appartiens pas mais tes derniers mots me plaisent beaucoup : « sa candeur assumée, sa tendresse et ses réflexions sur la masculinité, la filiation et le pardon. ».

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