Chez les heureux du monde, de Edith Wharton (Penguin, 2012)

L’aurez-vous deviné en voyant ma robe de bal, mon chapeau piqué de fleurs, mes rubans, mes dentelles et mon éventail ? Avec ma nouvelle lecture, je suis restée dans la haute société – celle de l’âge d’or new-yorkais, à l’aube du 20ème siècle. « Chez les heureux du monde », comme le dit sardoniquement Edith Wharton.

On ne peut pas dire que j’ai été très « heureuse » dans ce milieu : les mondanités, le clinquant et les cabales feutrées, très peu pour moi. En revanche, c’est peu dire que la plume d’Edith Wharton a fait mon bonheur. Quelle technique romanesque, quelle liberté de plume, quelle classe dans ces belles phrases amples et élégantes, quel art du dialogue et des punchlines – difficile à croire que ce n’est que son deuxième roman ! Paru en feuilleton dans les pages du magazine Scribner’s, il rencontra un succès phénoménal et s’écoula à 150.000 exemplaires en quelques mois.

À quoi tient ce succès ?

Sans aucun doute avant tout à une protagoniste fascinante. Orpheline désargentée mais issue d’une grande famille, Lily Bart est incapable de renoncer au train de vie auquel son éducation l’a accoutumée. Sa beauté ravissante et sa maîtrise des codes lui confèrent dans le beau monde un statut d’invitée qu’elle travaille à pérenniser.

“She had always accepted with philosophic calm the fact that such existences as hers were pedestalled on foundations of obscure humanity. The dreary limbo of dinginess lay all around and beneath that little illuminated circle in which life reached its finest efflorescence, as the mud and sleet of a winter night enclose a hot-house filled with tropical flowers. All this was in the natural order of things, and the orchid basking in its artificially created atmosphere could round the delicate curves of its petals undisturbed by the ice on the panes.”

Mais les années passant, les erreurs et la jalousie aidant, ses agréments perdent de leur valeur… Si sa présence d’esprit et sa vivacité la rendent d’emblée attachante, j’ai d’abord été rebutée par son opportunisme et sa manière de prendre presque tout le monde de haut. Puis plus je tournais les pages, plus j’étais fascinée par son ambivalence : privilégiée mais enfermée dans le carcan du regard des autres, elle semble constamment déchirée et cela la rend à la fois tragique et profondément humaine. Elle a conscience de la cruauté du jeu social auquel elle aspire à prendre part, mais peine à s’émanciper de ses réflexes acquis de longue date. Elle sait qu’un bon parti la tirerait de sa position précaire, mais elle ne parvient pas à franchir le pas, semblant faire capoter les occasions qui se présentent au dernier moment par un acte manqué ou une dérobade – sans se résoudre pour autant à épouser celui qu’elle aime vraiment. Elle échafaude des stratégies opportunistes mais semble in fine prisonnière de son intégrité. Aux prises avec ces dilemmes, son personnage évolue de manière captivante et j’ai été prise de court par la forme de candeur – et même de pureté – qui se décantent alors Miss Lily s’avilit aux yeux de tous.

Je n’en dis pas plus mais vous l’aurez compris, le gratin des quartiers huppés de Manhattan, ce n’est pas de la tarte. La deuxième force du roman est d’en proposer une fresque aussi cinglante que saisissante. Wharton dépeint avec une finesse presque ethnographique (mais jamais démonstrative) les rituels, mondanités et étiquettes inintelligibles aux néophytes, l’esprit clanique des élites, leur oisiveté et leur mépris du travail, la violence de leurs rapports. Surtout, ce qui se joue en arrière-plan de l’intrigue, c’est la crispation des vieilles familles patriciennes qui se targuent d’être morales et civilisées face à l’intrusion de nouveaux riches qui ne maîtrisent pas les codes mais sont en passe de faire de l’argent la seule boussole morale – ces magnats qui construiront les gratte-ciels de la ville et fonderont le capitalisme moderne.

Edith Wharton ne prend pas position, se contentant de souligner l’élégance des manières des uns qui n’empêchent pas la brutalité, l’ambition et l’arrivisme des autres. Pourtant, ce portrait sonne si juste qu’il sent le vécu. Et effectivement, l’autrice appartenait à une grande famille new-yorkaise, aimait l’argent, les tenues chics et les villas et fut poussée par sa famille vers un mariage malheureux avec un homme riche et dépressif dont elle finit par divorcer. L’ambivalence de Lily Bart est donc sans doute aussi celle de Wharton qui vilipende un milieu impitoyable mais en le drapant d’atours somptueux qui pourraient dénoter une pointe de nostalgie. Et développe le point de vue des femmes de son milieu avec une modernité étonnante, jugez plutôt :

“How delicious to have a place like this all to one’s self! What a miserable thing it is to be a woman.”

“‘Ah, ‘there’s the difference – a girl must [marry], a man may if he chooses.’ She surveyed him critically. ‘Your coat’s a little shabby – but who cares?  It doesn’t keep people from asking you to dine. If I were shabby no one would have me: a woman is asked out as much for her clothes as for herself. The clothes are the background, the frame, if you like: they don’t make success, but they are a part of it. Who wants a dingy woman? We are expected to be pretty and well-dressed till we drop – and if we can’t keep it up alone, we have to go into partnership.”

“But the mere thought of that other woman, who could take a man up and toss him aide as she willed, without having to regard him as a possible factor in her plans, filled Lily Bart with envy.”

“Since she had been brought up to be ornamental, she could hardly blame herself for failing to serve any practical purpose; but the discovery put an end to her consoling sense of universal efficiency.”

Ce roman est donc celui d’une époque particulièrement intéressante malgré des aspects peu reluisants comme les préjugés antisémites repris à leur compte par les personnages comme par le narrateur omniscient. Mais s’il est réédité et lu aujourd’hui, c’est que son propos sur l’obsession de l’argent, la dictature des apparences et les carcans patriarcaux reste douloureusement d’actualité. Sous ses airs de fresque mondaine, Chez les heureux du monde dévoile une mécanique sociale implacable aux échos plus contemporains qu’on ne s’y attendrait. Je ne suis pas prête d’oublier Lily Bart.

Lu en mars 2025 – Réédition de 2012 des trois « roman new-yorkais » chez Penguin, texte intégral de la traduction française disponible en ligne

8 commentaires sur “Chez les heureux du monde, de Edith Wharton (Penguin, 2012)

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    1. Oui, tu as raison, même si l’obsession des apparences atteint quand même des sommets ici ! C’est ce côté humain/universel qui fait que le roman de Wharton reste intéressant alors que la société qu’elle décrit a en partie disparu (les vieilles élites new-yorkaise, ceux qui à l’époque étaient de nouveaux riches qui avaient prospéré dans l’industrie ou la finance, eux sont toujours là – et combien).

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  1. Tu me donnes très envie de découvrir la plume de l’autrice étant sensible aux belles plumes et à l’art des punchlines pas donné à tout le monde. Quant à l’héroïne, elle semble doter d’une ambivalence intéressante et s’éloigner des personnages manichéens avec lesquels j’ai de plus en plus de mal. Le côté plongée dans une société pas aussi reluisante que cela semble également bien restitué. Bref, un roman des plus tentants !

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  2. Oh, ça me fait plaisir que tu chroniques ce roman ! Lu il y a des années, j’en ai gardé une forte impression. L’adaptation ciné avec Gillian Anderson dans le rôle de Lily Bart est très chouette aussi (mais bon, quand il s’agit de Gillian, je ne suis pas très objective, j’avoue…).

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    1. Oui ! Je me rends compte que ce roman et son autrice ont tout un cercle d’amateur.ice.s, je suis bien contente de les avoir découverts et je pense lire bientôt les deux autres romans new-yorkais qui sont dans mon édition américaine (tous les deux aussi adaptés au cinéma). Merci de me signaler le film, il faudra que je le voie !

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