La nuit au cœur, de Nathacha Appanah (Gallimard, 2025)

« À le voir ainsi, joyeux, libre et fier, on n’imagine pas. »

On n’imagine pas mais pourtant, les féminicides se produisent – et à un rythme glaçant. Comment assimiler l’ampleur du drame, en comprendre les ressorts pour parvenir à les prévenir ? Ce ne sont pas les discours projetés à l’emporte-pièce sur ces affaires qui vont nous aider à y voir plus clair. Non, les victimes ne sont ni putes, ni soumises, ni idiotes, ni naïves, ni petites. Non, le problème ne vient pas d’hommes foncièrement mauvais, sadiques ou monstrueux. J’imagine à quel point il a été difficile pour Nathacha Appanah de trouver sa posture littéraire et éthique – elle y est magistralement parvenue, ne tombant ni dans le voyeurisme, ni dans le manichéisme, ni dans aucune lecture toute faite. On sent chez elle un respect immense envers les victimes, leurs proches, les faits.

Cette délicatesse imprègne la construction du roman autour de trois récits non pas séquencés mais véritablement entrelacés. Ils pouvaient difficilement être symétrisés dans la mesure où l’un est autobiographique et les deux autres concernent des femmes qui n’ont pas survécu, l’une que l’autrice connaissait et l’autre qu’elle n’a jamais rencontrée. Elle met donc ces trois histoires en écho dans une narration spiralique qui contourne le cœur obscur de chaque récit, puis s’en rapproche par cercles concentriques de plus en plus serrés. En rebondissant de l’un à l’autre, en montrant ce que les drames vécus par Emma et Chahinez ont provoqué chez elle, Nathacha Appanah montre le pouvoir des analogies, de la confrontation avec l’histoire d’autrui.

On mesure ainsi le pouvoir des mots qui se font le vecteur d’une quête de vérité pour saisir ce qui se joue quand un homme assassine sa compagne. Nathacha Appanah invente une langue singulière à cette fin, exprimant ses doutes, croisant les perspectives, ramenant le récit aux faits, glissant vers la poésie pour en revenir, toujours, à la matérialité des choses. Elle ne revendique pas de statut de victime mais aspire désespérément à la justesse, à lutter contre la seconde mort qui consiste à figer quelqu’un, à le réduire aux étiquettes projetées par les discours collectifs.

« Je reconnais cette curiosité qui déborde, qui éclabousse l’intimité de cette femme, qui lui façonne une image qui n’est pas exacte. On ne l’appelle que par son prénom, on y ajoute parfois l’adjectif « petite ». « La petite Chahinez ». Ou encore « une petite maman ». L’éclairage des médias est infantilisant. Sa mort violente, barbare et humiliante la réduit, en à peine quarante-huit heures, en une femme qui a vécu comme un être vulnérable et fragile. L’émotion collective la dessine uniquement en mère, élevant ses trois enfants, s’occupant de son foyer et organisant des « goûters d’anniversaire avec des ballons ». »

Un peu comme dans Mon vrai nom est Elisabeth, c’est très émouvant de voir rendue à Emma et Chahinez leur substance dans toute son épaisseur.

La restitution minutieuse des mécanismes qui verrouillent une femme sous l’emprise d’un homme est aussi d’utilité publique. On ressent la peur, les stratégies désespérées ou salvatrices, les échappatoires disponibles ou pas, le réconfort apporté par celles et ceux qui osent agir. On se prend à espérer que d’autres victimes puiseront dans ces pages la force de s’échapper.

Même si, et c’est peut-être ce qui m’aura le plus marquée dans ces pages, les rouages de l’emprise ne sont pas seulement, même pas essentiellement psychologiques, mais surtout culturels, sociaux et politiques. Le roman pointe des trous abyssaux et révoltants dans la raquette de l’État, de la presse, de la société : banalisation des violences patriarcales, valeurs puritaines et hypocrites qui entravent l’éducation sexuelle, manques sidérants dans la prise en charge des VSS… On réalise notamment que ce sont les mêmes qui plaquent des grilles de lecture culturalistes sur l’histoire de Chahinez Daoud et qui poussent à durcir les critères du rapprochement familial aboutissant, en l’occurrence, à séparer une mère de son enfant de sept ans, resté en Algérie, et… à la livrer au chantage de son mari qui fait l’interface avec l’administration. Ne venez pas prétendre que vous vous souciez des femmes et de leurs droits.

J’ai refermé La nuit au cœur bouleversée, mais pas écrasée. Car ce roman ne se borne pas à rappeler la brutalité des faits. Ses mots, opposés à l’effacement, au rétrécissement des victimes tissent un récit sensible, un geste de réparation, un appel à la résistance collective : les leviers d’action sont clairement identifiés.

Lu en septembre 2025 – Gallimard, 21€

7 commentaires sur “La nuit au cœur, de Nathacha Appanah (Gallimard, 2025)

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  1. Merci Isabelle pour cette chronique. J’ai du mal à lire ce genre de sujet mais tu as su me donner « envie »… Que l’un de ces féminicides ait été vécu par l’autrice renforce le côté puissant et poignant. Merci à toi

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    1. Pas de pression évidemment mais je suis sûre que tu ne le regretteras pas si tu le lis, Lilou ! C’est poignant, mais plein de pudeur. En entremêlant son récit avec celui des deux autres femmes, l’autrice parvient à s’extraire de son histoire personnelle et de convaincre de l’utilité de parler de ces sujets qu’on préfèrerait pouvoir tenir à l’écart.

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    1. Franchement je te comprends. Moi-même, je n’y serais jamais allée si la libraire n’avait pas été aussi résolue à me le faire découvrir 🙂 Et finalement je n’ai pas regretté parce que c’est une démonstration bouleversante de ce que peuvent les mots. Et ça fait du bien de lire quelque chose sur ce sujet qui ne soit ni cynique, ni simplificateur, mais profondément respectueux et intelligent.

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