La vengeance m’appartient, de Marie Ndiaye (Gallimard, 2021)

Lorsque Gilles Principaux entre dans son cabinet, Me Susane est aussitôt convaincue de l’avoir rencontré trente-deux ans auparavant alors qu’elle était petite fille : est-ce bien lui ? Et si oui, pourquoi l’a-t-il choisie pour défendre sa femme mise en examen pour infanticide ? Partage-t-il l’étrange souvenir de cette journée ? Et comment aurait-il pu glisser d’une enfance délicieuse à la scène d’épouvante qui a défrayé la chronique ? Comment, d’ailleurs, en arrive-t-on à une telle horreur ?

C’est impressionnant de voir comment Marie NDiaye construit son roman à partir de finalement pas grand-chose puisque presque tout se passe dans la tête de Me Susane. J’ai été fascinée par l’ambiguïté qui traverse son existence : ambivalence du souvenir de ce jour où elle a été « ravie », sentiments partagés à l’égard de ses parents (si aimants qu’ils rendent ses propres faiblesses insoutenables), des affaires qu’elle traite en tant qu’avocate (honteusement fascinée par leur noirceur), ou de Sharon qu’elle a employée pour « faire le bien » mais à laquelle elle trouverait indécent de laisser prendre soin de son intérieur même si elle se froisse de la distance que la femme de ménage lui impose.

Cette protagoniste empêtrée dans ses contradictions incarne puissamment la douleur de s’élever au-dessus de son milieu social d’origine, le souci permanent de donner le change et la difficulté de s’extraire des réflexes d’allégeance aux bourgeois. Quelle bonne idée d’avoir situé cette histoire dans le Bordelais qui incarne parfaitement l’implacabilité des clivages sociaux !

Le roman restitue avec finesse la manière dont Me Susane se débat avec tout ça. Elle doute de sa mémoire, s’assène de petites phrases restituées en italiques pour se rassurer sur la fiabilité de ses souvenirs, la pureté de ses intentions à l’égard de Sharon, l’amour porté à ses parents dont les attentes anxieuses la poussent pourtant à bout… En regard, deux autres femmes sur lesquelles pèsent aussi leur différence de statut et des attentes écrasantes – familiales pour Marlyne Principaux, morales pour Sharon –, chacune avide de se réapproprier son existence.

Tout cela provoque le doute et donc la curiosité : j’ai été happée par ce texte. Mais en même temps, il m’a complètement perturbée. J’ai tâtonné, douté et essayé de retrouver pied, un peu comme les personnages qui évoluent dans une ville de Bordeaux plongée en permanence dans un brouillard épais. L’épilogue n’a pas complètement satisfait ce besoin d’y voir plus clair mais j’ai conscience que c’est probablement l’intention. Dans la vie, les choses sont rarement tranchées. Ce sera au lecteur de se faire son opinion sur les faits, tel un membre de jury de tribunal.

Un roman déstabilisant, mais fascinant.

Lu en avril 2023 – Folio, 8,10€

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