Que notre joie demeure, de Kevin Lambert (Le nouvel Attila, 2023)

Architecte et femme d’affaires célébrissime, role-model pour plusieurs générations de femmes et star d’une série Netflix, Céline Wachowski est au sommet de sa gloire. Pourtant, son empire est sur le point de vaciller.

Dès les premières lignes, on sait qu’on a affaire à un roman très écrit : ces longues phrases tourbillonnantes qui semblent s’enrouler sur elles-mêmes, ce style tellement secoué de fulgurances qu’on peine à reprendre ses esprits. Les choix syntaxiques virevoltants de Kevin Lambert nous plongent dans un flux sans répit entre les chapitres, nous précipitant au cœur d’une fête capiteuse. Une vraie fresque, saisie dans l’instant, du monde des nantis avec leurs rôles et leurs apparences, leur satisfaction d’eux-mêmes et le vin qu’il faut boire jusqu’à la lie. J’ai lu les 80 premières pages d’un trait et mon malaise est allé croissant face à ces puissants obsédés par une chose : que rien ne change et que leur joie demeure.

Ensuite il y aura la controverse sur le nouveau projet de Céline, celui qui devait couronner sa carrière mais qui pourrait bien, finalement, la faire tomber. Elle s’est toujours appliquée à fermer les yeux sur le revers de la médaille de ses grands complexes élégants – édification de vitrines pour des clients peu regardants sur le plan éthique, rythme de travail stakhanoviste, gentrification, optimisation fiscale, etc. Mais ceux qui en souffrent vont se rappeler à elle de la manière la plus douloureuse possible.

Le troisième acte est une sorte de miroir du premier puisque nous assisterons à une nouvelle fête qui nous donne à voir les traces laissées par la tourmente.

« Protégez-les, protégez-les des assauts qui leur sont portés, faites que nos bastions tiennent, que notre tendresse l’emporte sur les vilenies, faites que la beauté règne, protégez-nous, ô que notre joie demeure ! »

J’ai aimé l’épaisseur des personnages, la restitution de l’autosatisfaction des hommes et femmes d’affaire, les forteresses justificatives qu’ils convoquent en défense de leurs privilèges. Céline, notamment, est tiraillée entre la fierté de l’empire construit à la force du poignet et la culpabilité qui la ronge, des réflexes bien entraînés de mise à l’écart du syndrome de l’imposteur et une sensibilité à fleur de peau, la rage de résister et la tentation d’emporter d’autres milliardaires dans sa chute. C’est prenant car nuancé, on ne sait pas dans quelle mesure les clameurs de protestation feront mouche et comment cela se terminera. J’ai trouvé l’épilogue saisissant.

Je serais plus réservée sur la crédibilité du scénario. J’ai pris ce roman comme une expérience de pensée parce que dans la vraie vie, la joie des riches se porte comme un charme, merci beaucoup. On imagine mal une femme d’affaires de l’envergure de Céline sérieusement affectée par les militants opposés à la gentrification et aux inégalités, qui prêchent dans le vide depuis des décennies. Ce n’est pas un sujet qui fait vendre des journaux ou qui génère du clic. Or dans le roman, les personnages semblent presque ne parler que de ça. Et je me suis lassée en lisant le dernier tiers. Ces pages m’ont appris une foule de choses passionnantes sur les réflexions artistiques, sociales et politiques qui traversent le travail architectural mais elles sont d’un sérieux à faire trembler un gratte-ciel.

Ce roman sort résolument des sentiers battus, il m’a séduite par sa plume trempée dans le vitriol qui montre si bien l’ambiguïté de l’art architectural et la manière dont le capitalisme trouble le discernement de celles et ceux qui en profitent. Mais j’imagine aisément que ce texte, en lice pour le Goncourt, ne fera pas l’unanimité.

Lu en septembre 2023 – Le nouvel Attila, 19,50€

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