
Ce roman new-yorkais porte curieusement son nom. Il pose en effet plus de questions qu’il n’apporte de réponse…
Avant d’entrer dans le vif du sujet, un petit mot sur le décor : cette fois, nous sommes dans le Manhattan branché, autour de Houston Street (qui ne se prononce pas comme la ville texane mais plutôt « HA-Sten ») qui délimite les quartiers de SoHo (« south of Houston street ») et NoHo (« north… »), parangons de gentrification et connus pour leurs cast-iron buildings, ateliers d’artistes, boutiques, bars à cocktails et restaurants branchés que Catherine Lacey décrit d’ailleurs avec humour. L’université de NYU n’étant pas très loin, on croise aussi des étudiants et des chercheurs.


Source de la carte : Open Street Map (Open database licence)
“The walls were painted this frosty, pale green and the silverware and china felt like art in the mouth. They served omelet stingy with filling and magnificently complicated fruits – soaked mulberries, candied lemon, papaya crescents, cubes of heirloom melon, a black grape sliced into a bloom. A little dish of it cost sixteen dollars to account for carbon offsets and living wages, which made it more than organic, they said – this fruit salad was ethical.”
Tout ce petit monde se retrouve dans le roman où gravitent des spiritualités diverses, des scientifiques en blouse blanche et une star du cinéma. Tout est étrange, presque lynchesque dans ces pages, à commencer par le personnage évaporé et insaisissable au cœur de l’histoire. Mary souffre d’un mal aussi étrange (oui encore) et éreintant, pour lequel elle finit heureusement, sur le conseil de son étrange colocataire, par trouver un traitement – que l’on ne peut qualifier que… d’étrange (et pas donné). Pour couvrir les frais, la jeune femme se retrouve à répondre à une annonce disons peu orthodoxe pour « une expérience génératrice de revenus ». Expérience qui s’avèrera, pour le coup au-delà de l’étrange.
Malgré toute cette dose d’étrangeté et des passages cousus de fil blanc, cette histoire m’a hypnotisée. La voix à la fois intime et dissociée a quelque chose d’intrigant qui s’élucide faisant chemin, au fur et à mesure que nous découvrons l’histoire de Mary, élevée en marge de tout par un père fanatique de la Bible – statut détonnant qui lui donne un regard singulier sur la société et les liens humains. La plume est très plaisante, la narration maîtrisée et pimentée de touches d’humour et de réflexions stimulantes, le registre à la lisière des genres. Jusqu’au twist final (que je n’ai pas du tout vu venir), j’étais prise par l’histoire mais je ne savais pas à quoi m’en tenir – s’agissait-il de personnages ésotériques, un peu fous, voire fous furieux ? L’autrice les prend-elle au sérieux ou veut-elle dire quelque chose des humains d’aujourd’hui ? Parfois la réalité dépasse la fiction…
Et ce qui est sûr, c’est qu’en 2017, elle a eu une sacrée intuition et mis le doigt sur plusieurs nerfs de notre époque : big data, algorithmes, manipulation, vertige expérimental, quêtes narcissiques d’homme puissants, culture des « rencontres » creusée jusqu’à l’absurde, rôles amoureux, étrangeté d’être au monde, aux côtés d’autres êtres humains aux raisonnements insaisissables, mais impossibilité de vivre hors du monde. C’était visionnaire. D’ailleurs, ces réflexions résonnent fortement avec celles d’un roman beaucoup plus récent que j’ai énormément aimé, Bien-être, de Nathan Hill.
« We know marriage started as a way to control land and wealth, but that’s not how we ideally think of it today—we want our spouses and partners to be everything to us: a lover, a best friend, a confidant, a nurturer, an intellectual equal, sometimes a coparent, sometimes even an oblique replacement for a lost or failed parent. Furthermore, it’s more accepted now than it ever has been that love and attachment don’t always fall along heterosexual gender lines. We have reached a point, as a culture, where the predominant view of romantic partnership is no longer about survival or wealth or creating progeny. Ideally a marriage or long-term relationship should be built upon a profound feeling of love between two people; however, the presence or intensity of this feeling is extremely difficult to accurately measure or explain. What we are trying to research here is the physiology of that sort of emotional equilibrium. What is happening within the brains of a truly happy couple and how can we know if a couple is actually happy? »
Alors, je le disais en ouvrant ce billet, je me suis posé beaucoup de questions en lisant ces pages et certaines sont restées en suspens : les ressorts des intuitions sidérantes du thérapeute, la disparition incompréhensible d’un autre personnage, les liens entre certains fils d’intrigue. La protagoniste trouve un certain réconfort dans l’acceptation de ne pas trouver toutes les réponses qu’elle cherchait. Peut-être sommes-nous invité.e.s à faire de même.
Un roman à la fois inventif et troublant, entre satire sociale féministe et complainte spirituelle, qui donne envie de cultiver nos liens avec les personnes aimées.
PS: si vous préférez lire en français, n’hésitez pas à découvrir la traduction de ce roman publiée chez Actes Sud (22,80€).

Lu en janvier 2025 – Édition originale en américain, Picador, 18$
Je n’aurai qu’un mot : Etrange ! 😉
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