4321, de Paul Auster (Actes Sud, 2018)

« Je veux dire qu’on ne peut jamais savoir si on fait le bon choix ou non. Il faudrait être en possession de tous les éléments pour le savoir et le seul moyen d’y arriver est d’être aux deux endroits à la fois, ce qui est impossible. […] Dieu seul peut voir en même temps la route principale et la route secondaire, et donc Dieu seul peut savoir si tu as fait le bon ou le mauvais choix. »

Que serait-il advenu si nos parents avaient eu des moyens différents, si l’on n’avait pas porté le même nom, si l’on avait épousé quelqu’un d’autre, tourné à droite plutôt qu’à gauche ? Pour avoir dévoré les 1.016 pages de 4321, je peux vous dire que leur protagoniste se fourre le doigt dans l’œil : il n’y a pas que Dieu qui peut sonder l’infinité de scénarios contrefactuels qui auraient pu constituer le fil de notre existence, un écrivain de la trempe de Paul Auster fait cela magistralement.

En témoigne la construction sidérante de ce roman-arbre. Le tronc narratif s’enracine au tournant du siècle à Ellis Island où immigre un Juif de Russie qui ne fera pas de vieux os mais aura une descendance et notamment un petit fils, Archie Ferguson. On suit ce dernier dans ses premiers pas et, bientôt, l’arbre se ramifie : l’histoire bifurque en une première, puis une deuxième et une troisième variante de la petite enfance d’Archie. Viennent ensuite les tranches de vie suivantes du garçon, démultipliées selon le même principe. Quelques paramètres se décalent et, une chose en entraînant une autre, les biographies d’Archie divergent, se croisent, résonnent l’une avec l’autre pour composer une ramure luxuriante.

Cette construction sert une réflexion vertigineuse sur l’identité : le raisonnement contrefactuel révèle ce qui est idiosyncratique dans la vie d’Archie – les détails, les choses qui ne sont que le fruit du hasard – et puis il y a le noyau dur qui constitue son identité, ce qui l’attire magnétiquement par-delà les contingences (évidemment je n’en dis pas plus). C’est passionnant de réfléchir à ce qui est modelé par la position sociale, mais aussi par le contexte politique, les rencontres ou même les œuvres qui jalonnent notre parcours. Toujours à la recherche de lectures pour mes neveux et nièces, j’ai adoré, à cet égard, le rôle pivot joué par la tante de Ferguson qui lui envoie des livres triés sur le volet :

« […] comme tante Mildred sélectionnait avec soin ce qu’elle lui offrait tout aussi soigneusement qu’elle avait choisi les lectures de sa sœur pendant qu’elle était alitée treize ans auparavant, Ferguson lisait les livres qu’elle lui envoyait avec une avidité qui ressemblait à une faim dévorante car sa tante savait très bien quels livres allaient satisfaire les appétits d’un garçon en plein croissance tandis qu’il passait de six à huit ans, puis de huit à dix, puis de dix à douze, et au-delà jusqu’à la fin du lycée. Des contes de fée pour commencer, les frères Grimm et les recueils de contes aux couleurs différentes rassemblés par l’Écossais Lang, puis les romans merveilleux et fantastiques de Lewis Carroll, George MacDonald et E. Nesbit, suivis par les mythes grecs et romans revus par Bulfinch, une version de l’Odyssée à l’usage des enfants, La Toile de Charlotte, une sélection d’extraits des Mille et Une Nuits, rassemblés sous le titre Les Sept Voyages de Sindbad le marin puis quelques mois plus tard un volume de six cents pages extrait de la totalité des Mille et Une Nuits, l’année suivante Dr Jekyll et Mr Hyde, les nouvelles d’horreur et de mystère de Poe, Le Prince et le Pauvre, Les Aventures de David Balfour, Un chant de Noël, Tom Sawyer et Étude en rouge et Ferguson aima tellement ce livre de Conan Doyle que le cadeau qu’il reçut de tante Mildred pour son onzième anniversaire fut un énorme livre, une édition abondamment illustrée des Aventures complètes de Sherlock Holmes. »

Quel hommage aux chocs littéraires ou artistiques qui peuvent infléchir notre existence !

« Crime et Châtiments fut l’éclair tombé du ciel qui le fracassa en mille morceaux et quand il parvint à s’en remettre, il ne subsistait plus chez Ferguson le moindre doute quant à son avenir. Si un livre pouvait être cela, si c’était cela l’effet qu’un roman pouvait provoquer dans le cœur, l’esprit et la vision la plus intime qu’on pouvait avoir du monde, alors écrire des romans était certainement la meilleure chose qu’on puisse faire dans la vie […]. »

Et quelle démonstration des pouvoirs d’une imagination fertile ! Chacune des vies de Ferguson est creusée jusque dans ses touches les plus fines, dense, cohérente – et ces vies composent un grand roman d’apprentissage, une immersion dans l’âge de l’adolescence et sa quête d’identité, une fresque saisissante des États-Unis du McCarthysme et de l’utopie Kennedy, des luttes pour les droits civiques, des émeutes raciales et des révoltes étudiantes (des épisodes qui résonnent singulièrement à l’heure où Columbia plie face aux attaques de Trump). C’est aussi une fresque new-yorkaise vibrante qui nous entraîne d’Ellis Island à Columbia et Harlem, des banlieues cossues du New Jersey à Greenwhich village, de Broadway à Brooklyn.

Sidérée par cette machine huilée dans ses moindres rouages, je n’ai pas pu me défaire d’une anxiété croissante : comment l’auteur allait-il bien parvenir à conclure une intrigue pareille ? S’agissait-il simplement d’un exercice de style, ou tout cela avait-il un sens plus profond ? J’aurais dû faire confiance à Paul Auster. La chute aussi brillante qu’inattendue m’a aussitôt donné envie de parcourir de nouveau ce pavé. En le refermant, j’avais le sentiment d’avoir vécu plusieurs vies, d’avoir frôlé mes propres carrefours existentiels et d’avoir entrevu, dans ce labyrinthe de possibles, ce que signifie, profondément, être soi. Un roman virtuose !

Lu en avril 2025 – Traduction française chez Actes Sud, 28€

6 commentaires sur “4321, de Paul Auster (Actes Sud, 2018)

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  1. J’ai aimé l’idée, et la construction, en effet virtuose, mais je l’ai trouvé très long… paradoxalement, j’ai trouvé intelligent de la part de l’auteur d’avoir joué sur des différences plutôt subtiles entre ces 4 destins, mais c’est aussi ce qui a été la cause, à un moment, de mon ennui, parce que cela génère des redondances.

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    1. Je comprends. Ma seule réserve concernerait aussi certaines longueurs, notamment dans la description des révoltes étudiantes qui ne demandaient sans doute pas tant de détails. Cela donne un coup de mou aux 2/3 du roman, avec aussi les souffrances qui découlent du chagrin d’amour avec Amy doublées dans plusieurs scénarios. Je n’en ai pas parlé parce que j’ai trouvé que c’était rythmé le reste du temps et parce que je suis vraiment bluffée par les qualités qu’a ce roman par ailleurs !

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