L’enragé, de Sorj Chalandon (Grasset 2023)

Sorj Chalandon en fait la preuve, les faits les plus sinistres peuvent nourrir les plus beaux romans ! J’ignorais que Belle-Île avait abrité un bagne pour enfants. Un lieu effroyable où échouaient les mineurs qui n’entraient pas dans le droit chemin ou même ceux dont on ne savait que faire.

L’horreur des lieux et la rage toujours sur le point d’éclater placent d’entrée ce roman sous tension. J’ai lu presque en apnée le quotidien du jeune Jules Bonneau, alias « la teigne », entre les murs de la colonie, appris à connaître les détenus et à craindre les geôliers, redoutant le drame au détour de chaque page. Puis un jour de 1934, tout dérape et une soixantaine de prisonniers prennent le large – enfin le large, c’est vite dit puisque le bagne se trouve sur une île. Les autorités en sont convaincues, les fuyards n’iront pas loin…

Quelle lecture intense ! Les enjeux de la fuite sont maximaux, les péripéties rocambolesques, le danger omniprésent. Le personnage de Jules est irrésistiblement attachant malgré la rage accumulée, la teigne qui sourde en lui. L’auteur a bien fait de ne pas faire de son protagoniste un personnage vulnérable cantonné au statut de victime. Jules est un naufragé de la vie, il a fini par s’approprier la haine qu’on n’a cessé de lui prêter, il la porte rageusement de ses petits poings serrés qu’il montre à qui veut les voir. Évidemment, on espère qu’il finira par parvenir à les desserrer et à s’ouvrir, mais l’image de « la teigne » lui colle à la peau…

« Personne n’a le droit de m’appeler comme ça. Jamais. C’est mon nom de guerre, gagné à force de dents brisées. Moi seul le prononce. Je le revendique et les autres le craignent. Aucun détenu, aucun surveillant, pas même Colmont le directeur ne peut l’employer. « La Teigne », c’est mon matricule et ma rage. Mon champ d’honneur. »

Ce qui est fascinant, c’est la manière dont l’évasion de la colonie permet de brosser une fresque humaine à l’orée des années 1930. L’affaire fait la une des journaux et agite l’île entière, poussant chacun à se positionner – faire la chasse à l’enfant pour une pièce d’argent ou entrer en résistance contre un système inhumain. C’est toute la montée des clivages sociaux et politiques de l’époque qui se condense dans cette histoire. La société est à la croisée des chemins et les différentes voies possibles sont incarnées par des personnages inoubliables parmi lesquels Jules tente de se frayer un chemin vers une existence vivable.

Comment ne pas être bouleversée en apprenant que lors de l’évasion de 1934, un prisonnier – un seul ! – ne fut jamais retrouvé ?

Un roman incandescent, captivant et rayonnant d’humanité.

Lu en août-septembre 2023 – Grasset, 22,50€

5 commentaires sur “L’enragé, de Sorj Chalandon (Grasset 2023)

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  1. Je découvre ce blog grâce à Dominique et Jean-Marie avec lesquels nous avons partegé quelques romans anglais.
    J y trouve des romans que j’ ai adoré comme ‘la petite fille’ ou ‘là où chantent les écrevisses’ et bien que cruel, le thème de ‘l enragé’ que je ne connaissais pas non plus, me rend bien curieuse.
    J’eplucherai également avec minutie les articles jeunesse à venir afin de chuchoter quelques titres aux lutins du Père Noël.

    Aimé par 1 personne

    1. Bonjour Edwige, merci beaucoup d’avoir pris le temps de me laisser ce petit mot. Là où chantent les écrevisses est effectivement un très beau roman ! Sur un registre tout autre, L’enragé m’a fait forte impression : non seulement l’histoire est extrêmement prenante mais j’ai aimé la manière dont elle éclaire la France des années 1930. J’espère qu’il vous plaira également si vous vous lancez. Et merci pour votre confiance pour les lectures jeunesse de Noël, j’espère que les idées piochées feront des heureux !

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