Il est des hommes qui se perdront toujours, de Rebecca Lighieri (P.O.L., 2020)

« Qui a tué mon père ? À cette question, je crois pouvoir répondre : personne. Non pas en raison d’un jeu de mots aussi retors que celui d’Ulysse, mais en vertu de ce que mon père lui-même a dû se dire, pour peu qu’il se soit senti mourir et qu’il ait vu en face son assassin. Car si personne n’a tué mon père, il n’en demeure pas moins qu’il a été assassiné et qu’il a connu une mort aussi violente qu’infamante, à deux pas de la cité où il avait passé l’essentiel de sa vie d’adulte, adossé à un tas de gravats dont émergeaient des bouts de ferraille difficiles à identifier. »

Voilà un incipit qui se pose là ! Cette entrée en matière fracassante et paradoxale parvient, en quelques lignes à peine, à mettre le roman sous tension tout en en brossant le décor de désespérance à ciel ouvert. Rebecca Lighieri annonce la couleur, on devine déjà l’entrelacement entre drame familial et critique sociale, émotion personnelle et résonance universelle, qui nous attend. On sait qu’on ne va pas rigoler. Mais qu’on n’est pas prêt.e de reposer ce roman.

La question inaugurale – Qui a tué mon père ? – fait écho au titre de l’un des romans d’Edouard Louis. Mais là où ce dernier mène une enquête politico-autobiographique explicite, Lighieri explore la question en un roman noir, tendu, narré par le fils et finalement plus radical. De sa petite enfance, Karel n’a que des lambeaux de souvenirs, des flashs terribles et insituables qui dessinent un univers ravagé par la misère, les addictions et la brutalité. De sa plume incisive, Rebecca Lighieri restitue la colère de Karel avec la puissance d’un uppercut – colère contre son père, contre lui-même, contre ce monde qui l’a rendu tel qu’il est. Et pourtant surgissent des fulgurances, des éclats de beauté : la tendresse du trio que forme le narrateur avec sa sœur et son frère, l’ivresse d’être libres d’aller et venir, la saveur de l’amitié enfantine, les espoirs qui perdurent envers et contre tout. Entre ombre et lumière, j’ai espéré à chaque page avoir affaire à un récit d’émancipation – et pas d’effondrement. Évidemment, je n’en dis pas plus.

Est-ce que certains hommes se perdront toujours ? Pourquoi ? Quelqu’un en est-il responsable ?  Ces questions sont posées avec une subtilité troublante ; les réponses apportées ne m’en ont pas moins laissée estomaquée. Parfois une bonne fiction vaut mille leçons de sociologie.

Un roman oxymorique qui, faute de nous redonner foi en l’humanité, nous aidera peut-être à ne pas la perdre tout à fait ?

Lu en avril 2025 – Version poche chez Folio, 9,50€

3 commentaires sur “Il est des hommes qui se perdront toujours, de Rebecca Lighieri (P.O.L., 2020)

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  1. Je continuerai sans doute ma découverte de cette auteure avec ce titre, dont j’ai beaucoup aimé Arcadie (écrit sous le pseudonyme d’Emmanuelle Bayamack-Tam). Je n’ai pas aimé, en revanche, Les garçons de l’été, que j’ai trouvé très caricatural..

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    1. J’avais aussi beaucoup aimé Arcadie, il y a comme ici un jeu sur un narrateur (enfin une narratrice) dont on ne sait pas si elle est 100% fiable et qui crée un questionnement que j’ai trouvé très stimulant. Je n’ai pas lu Les garçons de l’été mais je comptais le faire, j’espère être plus enthousiaste que toi !

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