Échappées, de Manon Jouniaux (Grasset, 2024)

Ce premier roman nous transporte dans un lieu étrange, la châtaigneraie où, à l’abri d’une forêt dense, des femmes ont trouvé refuge avec leurs enfants.

Ce n’est pas un texte facile. Le rythme est lent, l’atmosphère onirique et déstabilisante, le registre essentiellement descriptif. Les chapitres s’égrènent et déroulent des scènes chargées de sens – fête, pause lascive au soleil, banquet, journée à la plage, récolte. L’intrigue s’esquisse à très petites touches, lorsque surgissent d’inquiétantes réminiscences du passé et les questionnements des enfants qui grandissent. La liberté, la fête, l’alcool n’empêchent pas les fantômes et secrets de ressurgir. Peut-on véritablement s’échapper ?

« C’est l’été, la peau cuit et dans l’herbe les bogues pourrissent.
Inspiration en cascade, le temps s’égrène et l’alcool s’évapore doucement des corps, recouvre la peau d’une sueur éthylique huileuse et herbacée, c’est le prix à payer pour faire fuir les fantômes qui les hantent toutes. »

J’ai ressenti une gêne avant même que cette tension ne s’installe. Cette communauté féminine qui aurait pu sembler utopique m’a mise mal à l’aise par la manière dont elle efface l’individualité de ses membres pour en faire un cercle cohésif, un tout organique. Le texte évoque Caroline, Paola, Livia ou Antonia mais on peine à les différencier, elles sont souvent rassemblées dans des pronoms féminins ou ramenées à leurs attitudes communes – « les cigarettes s’embrasent », « les bras ouverts », « les lèvres humides », « l’odeur suffocante des chairs » – ou font corps, enlaçant leurs mains, mêlant leurs chairs, enchevêtrant leurs chevelures.

« Sous les arbres, les enfants jouent. Leurs chairs crémeuses cognent contre le vert acide des fougères et leurs cris aigus font fuir les oiseaux. »

Libérées de l’emprise des hommes, les mères cèdent à des instincts animaux, veillant sur leur portée, grognant de mécontentement, dépeçant du gibier, soupirant de bonheur, transpirant de concert, pansant réciproquement leurs plaies. Même chose pour les enfants qui semblent former une meute haletante et agitée. La solidarité des mères, la manière dont elles se sont extraites du joug patriarcal pourrait faire rêver, mais l’animalité de leur féminité/maternité ne m’a pas parlé du tout et j’ai eu du mal à entrer dans leur histoire et à m’attacher.

La châtaigneraie portait en germe tous les ingrédients d’une intrigue captivante, mais qui n’est pas développée comme je l’aurais aimé. La plume lourde de métaphores et les ellipses multiples n’aident pas à suivre le fil de la narration. J’aurais aussi aimé que l’accent soit placé moins sur les menaces extérieures et plus sur les dynamiques qui travaillent la communauté de l’intérieur, les difficultés d’inventer un mode de vie utopique, les questions qui ne manquent pas de se poser – par exemple, qu’adviendra-t-il des enfants lorsqu’ils deviendront adultes ?

La rencontre avec ce roman n’a donc pas été facile, mais j’ai été intéressée de découvrir une nouvelle plume très originale. Il me reste aussi les réflexions inspirées par l’idée même de cette utopie féministe et les descriptions entêtantes des châtaignes cultivées par les personnages du roman – l’essence sucrée des arbres en fleur, la manière dont les fruits sont dépecés, asphyxiés sur les braises puis broyés en farines, la « forêt décrépite, sans feuilles, dans l’odeur éthanoïque de sa chair avariée, des bogues pourrissant sous le gel. »

Lu en décembre 2024 – Grasset, 20€

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