
À Monta Clare, petite bourgade de l’Ozark – région sauvage entre Missouri, Oklahoma, Arkansas et Kansas –, le panorama est aussi grandiose que l’existence est sombre. Né avec un seul œil, Patch a perdu son père au Vietnam et sa mère dans l’alcool. Le garçon semble presque trop sensible pour ce monde, avec sa sincérité brute et les histoires de pirates qu’il se raconte pour se réconforter. Mais il y a une lumière dans cette obscurité : l’amitié avec Saint, adolescente singulière entre toutes, entière, maligne, indéfectiblement loyale. Le jour où Patch disparaît, Saint décide de mener sa propre enquête en parallèle de celle du shérif. Elle ne se doute pas que cette quête s’étendra sur plusieurs décennies et marquera leurs vies à jamais…
Ce roman encensé par les critiques est un drôle d’objet. Thriller psychologique ? Drame rural gothique ancré dans les marges d’une Amérique fracturée ? Roman d’apprentissage ? Roman d’amour ? Ce texte semble défier tous les codes.
Ce qui m’a frappée d’abord, c’est l’écriture sensorielle, très visuelle, presque impressionniste de Whitaker. Elle fait surgir un monde de teintes et de textures – la lumière mordorée des collines, les silences suspendus entre deux dialogues, les mille et une nuances de l’absence. Les descriptions du décor et des sensations des personnages tirent vers le lyrique et ce registre, inattendu dans un roman présenté comme un thriller contribue à sa force d’évocation. Jusque-là, j’étais sous le charme.
Mais bientôt, le roman m’a prise de court par son rythme lent et sa construction. Là où un thriller foncerait tête baissée, distillant indices et révélations pour ferrer son lecteur, Whitaker prend son temps, déploie l’histoire sur le temps long en modulant le rythme de la narration et en nous laissant souvent dans le flou. L’intrigue est mouvante, ponctuée d’ellipses, traversée de bifurcations, d’impasses, d’erreurs répétées, de développements qui semblent surgir un peu « au petit bonheur la chance » – selon les mots très justes de ma camarade Chrystèle – sans que l’on comprenne toujours leur lien immédiat avec le fil principal. J’imagine que l’intention de l’auteur est de nous donner le sentiment d’avancer à tâtons, comme le fait Patch, enfermé dans une geôle obscure. Mais sur 580 pages (832 pour la traduction française !), l’effet finit par s’émousser : après un démarrage très convaincant (mention spéciale pour les scènes entre Patch et la jeune fille avec qui il partage sa captivité dans le noir total, d’une intensité presque irréelle, où l’imagination est brandie comme un rempart contre la noirceur), j’ai ressenti un long passage à vide. Les indices se diluent, les pistes s’embrouillent, l’intrigue s’enlise dans un surplace frustrant.
Certes, les pièces du puzzle finissent par s’assembler et les non-dits par s’expliquer, mais à mes yeux trop tardivement, et de manière un peu capillotractée.
Au fond, j’ai eu le sentiment qu’à jouer sur plusieurs tableaux, Whitaker n’arrive à convaincre complètement sur aucun. Malgré son usage inflationnaire des cliffhangers (que j’ai fini par guetter tant ils étaient systématiques), ce roman n’a pas le rythme haletant d’un thriller. Sa galerie de personnages, quoique touchante par endroits, reste inégale – certains, comme le galériste Sammy, manquent de consistance (il faut dire que je sortais de The Nix, magistral sur ce plan). Reste l’exploration des jeunesses laissées pour compte par la société américaine – mais qui m’ont semblé esquissées de manière trop impressionniste : ni la fresque sociale, ni les éléments historiques ne sont réellement exploités dans le roman. Ce n’est pas vraiment le propos.
Toutes les nuances de la nuit m’a donc laissée partagée, me donnant l’impression de passer largement à côté du coup de cœur quasi unanime des lecteurs. J’ai admiré la langue somptueuse qui nimbe chaque scène d’un clair-obscur saisissant ; j’ai été touchée par l’amitié indéfectible de Patch et Saint ; mais j’ai aussi peiné à m’accrocher à une intrigue qui donne l’impression de s’effilocher. Ce n’est ni un thriller au rythme soutenu, ni un roman social abouti, ni un pur roman d’apprentissage : c’est un peu tout cela à la fois, et c’est dans ce flou que résident à la fois son charme et ses limites.
Merci à Chrystèle d’avoir partagé cette lecture avec moi et de s’être calée sur mon rythme !
Lu en juin 2025 – Edition originale en anglais chez Orion, 16,99£
ah ! Pour l’instant, je n’avais lu que des chroniques élogieuses, voire très élogieuses, et jusqu’à présent c’est le nombre de pages qui m’a fait un peu reculer, mais j’avais bien l’intention de le lire. Ta chronique sincère, merci à toi, me refroidit un peu… mais je pense que je tenterai tout de même l’aventure pour me faire ma propre opinion !
J’aimeJ’aime