The Every, de Dave Eggers (2021, traduction parue chez Gallimard sous le titre Le Tout en 2025)

Le Tout est une multinationale née du rachat, par un géant de la tech, du site de commerce en ligne nommé d’après une jungle sud-américaine (toute ressemblance…). Une sorte de monstre hégémonique aux têtes multiples et aux ambitions totalisantes. Un empire tentaculaire auquel les humains se soumettent volontairement, troquant leurs données, leur vie privée et leur libre arbitre contre un peu de confort, de fluidité ou de divertissement. Tous ? Non ! Quelques irréductibles résistent encore à l’envahisseur. Parmi eux, Delaney, jeune diplômée brillante et résolue, qui a des comptes à régler avec la firme et entreprend de s’y faire recruter pour mieux la miner de l’intérieur.

Appâtée par ce pitch prometteur, je brûlais de curiosité en ouvrant ce roman. Et tout s’est d’abord présenté pour le mieux : une série de sous-titres sarcastiques du meilleur effet, un sommaire des chapitres agrémenté de métriques intrigantes (temps de lecture estimé, taux de « match » avec les lecteurs, score moyen), puis cette note d’intention savoureuse :

« This story takes place in the near future. Don’t try to work out when. Any anachronisms of time and physics occur on purpose. All errors pertaining to technology, chronology or judgment are intentional and exist to serve you better. »

Délicieux, non ? Et la description de l’arrivée de Delaney sur le campus du Tout – sur laquelle s’ouvre le chapitre inaugural – est si féroce, si génialement grotesque, que j’ai été immédiatement ferrée.

Impossible, ensuite, de ne pas être frappée par le sens de l’observation inouï de Dave Eggers qui croque magnifiquement le monde de la tech, ses tics de langage, sa novlangue pernicieuse et ses codes absurdes. Il pousse à peine le curseur : ces salariés qui se conforment à la mode bizarre des combinaisons en lycra censées valoriser leur « transparence » mais qui épousent surtout… leurs parties intimes ; ces recherches maniaques de l’idée géniale d’innovation révolutionnaire ; ces échanges où les émotions sont scannées en temps réel ; ces applis qui proposent de séquencer vos journées, noter vos collègues ou réécrire vos lectures pour ménager votre sensibilité : tout cela semble ubuesque. Et pourtant, c’est à peine extrapolé à partir de notre réel. Force est de constater que ce qui pouvait encore paraître visionnaire à la sortie du roman aux États-Unis en 2021 est, pour une bonne part, devenu réalité depuis. Ces pages dévoilent – plus qu’elles n’imaginent – comment la performance individuelle, la transparence intégrale ou les subjectivités peuvent être érigées en normes tyranniques. On s’interroge sur la facilité avec laquelle le public se soumet en échange d’un peu d’efficacité, de divertissement ou d’un score flatteur. Et l’on saisit toutes les dérives que porte en germe une société qui prendrait comme boussole ultime les sensibilités majoritaires et la satisfaction du consommateur tout-puissant.

Tout cela est donc très stimulant. Mais bientôt, chaque page tournée a accru mon sentiment d’indigestion. Le principe narratif – Delaney est affectée à un service, découvre un produit, en magnifie le potentiel pervers, puis passe au suivant – finit par tourner à vide et l’intrigue qui m’avait rendue si curieuse semble se diluer dans le message que l’auteur tente de toutes ses forces de faire passer. Que resterait-il si l’on extrayait du texte les tartines de dialogues consacrés au fonctionnement de la firme et à ses différents produits ? Et bien, pas grand-chose. Cela manque de chair, de descriptions, d’épaisseur psychologique. Même les doutes de Delaney sont traités en surface et ne m’ont guère émue. Le roman finit par faire l’effet d’un bulldozer : méthodique, implacable, mais un peu écrasant. Si je partage les inquiétudes exprimées, je n’ai pas une vision aussi sombre de l’humanité qui continue, dans le monde qui est le nôtre, de nourrir des valeurs, des convictions, des motivations intrinsèques échappant à toute métrique et à toute course à la performance.

Une dernière réserve : le roman montre très bien que dans le monde des apps comme ailleurs, l’enfer est pavé de bonnes intentions – en tout cas les concepteurs en affichent d’excellentes. Mais pourquoi, en la matière, insister autant sur les tensions entre protection de l’environnement et libertés individuelles ? Si ces tensions existent bel et bien, je doute fort qu’une multinationale de la trempe du Tout aille un jour, au nom du climat, beaucoup plus loin qu’un peu de green-washing. Il y avait suffisamment d’autres fonctions – liées à la sécurité, à la santé, à la productivité ou au confort – pour illustrer les dérives dénoncées sans avoir à en passer par cette caricature d’écologie.

À défaut de me bouleverser, ce roman cérébral m’aura donc interpellée sur le mode du pamphlet. Ce n’est pas rien. Mais ce n’est pas tout.

Lu en juillet 2025 – Penguin Books, 17,95$ (traduction française parue chez Gallimard en 2025)

5 commentaires sur “The Every, de Dave Eggers (2021, traduction parue chez Gallimard sous le titre Le Tout en 2025)

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    1. Merci pour ton commentaire et pardon pour ma réponse tardive ! Je ne dirais pas que le roman ne va pas au fond des choses – en fait il est presque monomaniaque dans la manière dont il explore les dérives des métriques et algorithmes. C’est plus au niveau romanesque que je suis restée sur ma faim, les personnages n’ont guère de consistance et on a l’impression que l’intrigue n’est qu’un prétexte pour développer le propos.

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