Mon vrai nom est Elisabeth, d’Adèle Yon (Éditions du sous-sol, 2025)

« La colère peut-elle être un attribut féminin ? »

Qui était Betsy ? Pourquoi la chronique familiale reste-t-elle si floue quant à sa personne ? Les membres de la (très nombreuse et très bourgeoise) famille d’Adèle Yon se montrent assez rétifs à évoquer cette arrière-grand-mère née en 1916 qui les hante pourtant comme un fantôme : réticence de principe à évoquer le passé ? Failles d’une mémoire somme toute ancienne ? Pudeur ? Crainte de ce que l’on pourrait découvrir ? Ou omerta ? Betsy était réputée un peu folle ; on murmure qu’il y a une sorte d’atavisme chez les femmes de la famille… Craignant d’être à son tour atteinte par ces troubles insaisissables, l’autrice nous entraîne dans une enquête qui prend rapidement une épaisseur inattendue.

« Parfois on a, parfois on n’a pas. »

Normalienne inscrite en thèse de sciences sociales, Adèle Yon mène sa recherche avec les outils et méthodes d’investigation auxquelles elle est formée. L’autrice restitue à merveille cette démarche. Mieux encore, elle mise sur une forme littéraire aussi audacieuse que puissante pour nous immerger directement dans la démarche, éparpillant sous nos yeux intrigués la myriade de témoignages, rapports, correspondances, photos, publications, références culturelles et autres traces qu’elle réunit patiemment, nous laissant mener notre propre réflexion à partir de là. En tant que lectrice, j’ai été emportée par la plume – vive, rythmée, limpide, tour à tour d’une précision chirurgicale et poétique, drôle et poignante. En tant que chercheuse, j’ai été sensible à ce qu’une telle enquête peut avoir de difficile, mais galvanisant : la quête de sources qu’il faut pas à pas recouper, trianguler et interpréter, les avancées, les impasses, les piétinements et – parfois alors qu’on ne s’y attendait plus – des percées presque jouissives.

Jouissives parce que ces percées défient des obstacles immenses à tous les niveaux – de la psychologie la plus profonde des témoins qui ont connu Betsy aux freins temporels, logistiques et administratifs – pour, une fois n’est pas coutume, dévoiler de manière implacable la chaîne des événements intimes, familiaux et sociaux.

Jouissives, justement aussi, par la manière dont l’enquête déborde rapidement le cadre intime et fait la lumière sur la violence sociale, médicale et institutionnelle avec laquelle la société contenait les femmes qui, d’une manière ou d’une autre, se montraient rétives aux assignations genrées. Adèle Yon fait preuve d’une réflexivité toute professionnelle et d’une grande prudence dans l’interprétation des éléments rassemblés – sa lecture, sans être démonstrative à aucun moment, est imparable. Je n’en dis intentionnellement pas plus, vous laissant découvrir par vous-même les faits ahurissants documentés dans ces pages dont la mémoire a été étouffée, génération après génération. Et réaliser la démence du rapport de notre société aux femmes, à la folie et à la mémoire, intime et collective.

« Est-ce cela, le sentiment d’une dette de mémoire ? Suis-je la seule à l’entendre, ce cri qui me déchire les tympans alors que je remonte les allées encombrées, pressée entre les rangées d’étagères ? »

Mais, surtout, comment ne pas être bouleversée par le portrait d’Elisabeth, brossé touche après touche, page après page, femme tellement attachante avec son caractère, ses aspirations, ses failles, ses envies, ses colères – bref, son humanité qui lui est rendue, enfin, par le pouvoir des mots. Époustouflant.

Lu en juin 2025 – Éditions du Sous-sol, 22€

6 commentaires sur “Mon vrai nom est Elisabeth, d’Adèle Yon (Éditions du sous-sol, 2025)

Ajouter un commentaire

    1. Coucou Pascal, merci beaucoup d’avoir pris le temps de me faire signe ! Je suis très heureuse que nos avis convergent sur ce titre. Vraiment un texte percutant et, comme tu le dis, très bien écrit. À bientôt j’espère !

      J’aime

Répondre à L'ourse bibliophile Annuler la réponse.

Site Web créé avec WordPress.com.

Retour en haut ↑