Vers le paradis, de Hanya Yanagihara (Grasset, 2022)

Au départ, j’ai été appâtée par l’ambition de cette uchronie. Imaginez un peu le chemin qu’auraient pu prendre les États-Unis au 19e siècle s’ils n’étaient pas devenus un État fédéral mais un conglomérat de grandes régions dont certaines auraient établi un contrat social singulier. Tout ne serait pas différent, il y aurait les villes et les campagnes, les clivages sociaux, raciaux ou géographiques seraient tout aussi profonds que dans la réalité. Mais, on y aurait été libre d’aimer, y compris une personne du même sexe. Maintenant, imaginez l’évolution des choses un siècle plus tard, en 1993. Et extrapolez encore un siècle de plus : le changement climatique, un certain nombre d’épidémies et les dérives de la gestion politique de la survie humaine dans ces conditions adverses… Fascinante expérience de pensée, non ? À peine découvert le pitch, j’imaginais déjà des réflexions passionnantes sur des libertés accordées exclusivement à une caste de privilégiés, les formes de réaction qu’un tel libéralisme pourrait provoquer, l’empreinte imprimée sur les destins individuels.

Et bien ce n’est pas du tout le propos ! Le roman m’a prise de court par une focale très resserrée sur la psychologie des personnages et une architecture complètement différente de ce que m’avait laissé imaginer la démarche uchronique.

La première partie est une sorte de réécriture modernisée du Washington Square de Henry James – c’est d’ailleurs fou, mais tout le roman se passe précisément dans la maison où habite mon frère sur cette place de New York et où j’ai donc eu l’occasion de résider pendant mon séjour là-bas. Les grandes lignes de l’histoire sont les mêmes que chez James, mais ici, c’est un jeune héritier (au masculin) qui s’entiche d’un beau pianiste sans fortune et persiste à vouloir vivre cette passion en dépit de doutes sur les motivations de l’intéressé. Le récit est vivant et immersif, les personnages attachants, leurs dilemmes captivants – autant dire que je n’ai fait qu’une bouchée du livre I.

Les choses se sont corsées en passant au livre II, puis au livre III. Comment l’autrice rebondirait-elle sur son intrigue après une ellipse d’un siècle ? On pouvait imaginer divers scénarios. Une société marquée par son histoire longue ? Mais non, comme je le disais, la focale est beaucoup plus micro. Une suite dans la droite lignée de la généalogie des personnages ? Caramba, encore raté. Les coutures de ce récit sont beaucoup plus subtiles, faites de fils conducteurs thématiques, de leitmotivs et d’échos multiples. Une superposition de strates qui finissent par se sédimenter et former un tout fascinant.

“That’s a lot of Davids.”

Par exemple, les personnages principaux et secondaires des trois livres – qui, donc, ne vivent pas à la même époque et ne sont pas vraiment liés entre eux – portent les mêmes prénoms : David, Charles, Eden, Edwards, Nathaniel, Aubrey ou Adams reviennent à chaque fois. C’est d’abord très perturbant mais, in fine, les impressions laissées par les avatars précédents donnent une étrange épaisseur aux personnages. Cette épaisseur fait voler en éclats toute grille binaire (sexuelle, raciale ou même sanitaire) pour nous faire toucher leur moi profond.

On pourrait continuer à décliner les formes de résonance à l’infini. Il y a, évidemment, le point d’ancrage de la fameuse maison de Washington Square (même si l’île de Hawaï, annexée par les États-Unis, joue un rôle inattendu !). Et dans chaque livre, on trouve une figure tutélaire de grand-parent, des familles confrontées à la maladie, des réflexions sur l’institution du mariage ou l’héritage, des domestiques, des protagonistes timides et mal à l’aise socialement, mais qui aspirent, envers et contre tout, à trouver leur « paradis ».

Ces fils rouges se décantent petit à petit, ne se révèlent qu’à petites touches. Mais ce n’est pas grave, tant chaque récit est immersif. C’est sans doute ce qui m’a le plus impressionnée : la capacité de Hanya Yanagihara de nous imprégner du monde qu’elle a imaginé – à tel point que, par exemple, on finit par partir naturellement du principe qu’un couple sur lequel on n’a pas plus d’informations est homosexuel, ayant intégré les normes différentes du New-York du roman – et à nous embarquer dans des histoires diverses et variées, des récits enchâssés, des lettres qui racontent des rêves, des personnages qui récitent des poèmes ou chantent des chansons… À chaque fois (et notamment dans la dystopique dernière partie), la magie opère. J’oubliais tout ce qui précédait pour suivre le fil du moment.

Jusqu’à remarquer, toutefois, que les strates précédentes s’étaient sédimentées pour enrichir ma lecture et nourrir une réflexion vertigineuse sur le progrès, la détresse humaine face aux crises, le sens profond de l’existence et l’identité :

« The truth of who we are, our essential selves, the thing that emerges when everything else has been burned away. »

C’est queer et foisonnant, déroutant mais captivant, beau et triste à la fois.

Lu en août 2025 – Édition originale en anglais, Picador, 2022

5 commentaires sur “Vers le paradis, de Hanya Yanagihara (Grasset, 2022)

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  1. Même si ça ne prend pas la direction attendue et peut être celle que j’aurai souhaité, j’avoue que cette lecture de tu évoques avec autant d’enthousiasme me tente énormément en fan d’uchronie et queer que je suis.
    Merci pour la découverte !

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    1. Je pense que tu seras sensible aussi à la plume de l’autrice qui nous embarque sans problème dans de multiples récits entrelacés. L’uchronie n’est pas ce qui est le plus creusé ici, mais oui, c’est l’un des romans les plus queer que j’ai lus 🙂

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    1. Original, c’est sûr ! Et j’ai trouvé chacun des récits captivants aussi. Il faut juste accepter de ne pas voir tout de suite comment ils s’articulent, ça peut être un peu déstabilisant. Mais tu l’auras compris, je n’ai pas regretté le voyage 🙂

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