Cet autre Éden, de Paul Harding (Buchet Chastel, 2025)

Parfois, les lectures se font étrangement écho. Ainsi Cet autre Éden, de Paul Harding et Vers le Paradis, de Hanya Yanagihara qui racontent chacun la quête d’un lieu béni et préservé par celles et ceux qui restent au seuil de la terre de liberté et d’accueil qu’affirment être les États-Unis…

En 1792, le pays est une jeune nation, indépendant depuis une quinzaine d’années. Certains États du Nord commencent à abolir progressivement l’esclavage, mais le racisme est plus ancré que jamais. Généralement proscrites, les unions interraciales existaient – souvent hors du cadre légal – dans des communautés isolées où cohabitaient différents groupes marginalisés. Dans ce contexte, il n’est pas impensable qu’un ancien esclave noir se soit uni à une Irlandaise et que le couple se soit installé sur une île isolée pour fonder une lignée à rebours de tout contrôle social… C’est même ce qui s’est réellement produit sur Malaga Island. Une histoire dont Paul Harding ravive la mémoire avec Cet autre Éden, version romancée de cette histoire.

« Noé avait son arche. Les Honey avaient Apple Island. »

Les accents bibliques augurés par le titre se retrouvent dans les motifs du jardin d’Eden, du déluge, de l’arche de Noé et du passage de la mer Rouge, qu’évoquent inévitablement les récits fondateurs de la petite communauté, racontés à ses petits enfants par Esther Honey, descendante des premiers pionniers arrivés sur l’île. L’écriture même du roman rappelle aussi l’Ancien Testament : une prose empreinte de gravité, scandée comme un psaume ou une litanie rythmée par les énumérations et l’évocation des générations qui se succèdent.

Le roman restitue aussi, avec une justesse remarquable, le spectre des attitudes du continent vis-à-vis de cette communauté insulaire : de la pitié condescendante aux élans philanthropiques, du mépris bourgeois aux discours scientifiques les plus glaçants, tout un éventail d’intentions bienveillantes en surface, pourries à la racine, s’exprime à travers des personnages ambigus. Ce que les continentaux projettent sur Apple Island en dit plus long sur eux-mêmes que sur ceux qu’ils prétendent aider. Ces derniers échappent, quant à eux, à tout cliché. Certains sont brillants, d’autres abîmés, tous sont à la fois vulnérables, dignes, humains. Parmi eux, on croise un jeune prodige du dessin, un vieil illuminé hanté par les Écritures, des souvenirs de violence et des gestes de tendresse. Ce serait un euphémisme de dire que leurs conditions de vie sur l’île ne sont guère enviables – pourtant, ils s’y accrochent désespérément.

L’écriture est lente, parfois à la limite de la langueur, traversée de descriptions picturales et de respirations silencieuses. Harding tisse son récit comme une arche de mémoire, entrelaçant lettres, coupures de presse imaginaires, extraits d’exposition, visions et souvenirs. Cette lenteur permet de creuser la présence de chacun des personnages et de saisir la grâce d’un monde beau mais fragile.

Ce roman ressemble, ainsi, à un drapeau cousu à partir de morceaux d’autres drapeaux effilochés : portant les couleurs de libertés conquises dans la douleur, d’identités mêlées, d’héritages brisés et réassemblés, flottant encore, malgré tout.

Un grand merci à l’éditeur et à NetGalley France de m’avoir permis de découvrir ce roman avant sa parution !

Lu en juillet 2025 – Buchet Chastel, 23,50€

6 commentaires sur “Cet autre Éden, de Paul Harding (Buchet Chastel, 2025)

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