Manifesto. N’abandonnez jamais, de Bernardine Evaristo (Globe, 2023)

Elle pourrait fièrement figurer parmi les « Culottées » de Pénélope Bagieu. Issue de la classe ouvrière, descendante de générations qui ont migré de pays en pays (sa mère est britannique, son père nigérian), Bernardine Evaristo a grandi au milieu d’une fratrie de huit qui détonnait dans son quartier par ailleurs exclusivement blanc et a pris son indépendance à dix-huit ans pour mener une existence en dehors de tous les clous. Cela n’allait pas de soi pour elle de devenir écrivaine. Et pourtant, non seulement elle a réussi à être publiée mais elle est parvenue à décrocher le très prestigieux Booker Prize en 2019, avec son roman Fille, femme, autre.

« Pourtant, l’histoire de la maison de mon enfance, et en particulier les tentatives maladroites de mon père pour l’améliorer, m’a longtemps remplie de fierté. Cette grande bâtisse clownesque et pleine d’exubérance dont les murs nous ont abrités en toute sécurité. Je suis heureuse de ne pas avoir grandi dans une demeure et une famille où les normes sociales passaient avant tout. Oui, mon père était partisan d’une discipline rigoureuse et ne savait pas nouer des relations simples avec ses enfants, mais c’était aussi un esprit rebelle dans le sens où il se fichait de l’opinion des autres ; quant à ma mère, elle se voulait non-conformiste. »

L’autrice livre ici des mémoires en forme de manifeste, écrit dans un esprit de mentorat. En revenant sur ses origines et sur le chemin parcouru, les épreuves rencontrées et les manières souvent inattendues dont elle les a surmontées, elle pointe à destination d’autres outsiders certains des savoirs implicites qui guident les plus privilégiés vers leur succès et invite ses lecteurs à ne pas abandonner face aux revers, aux codes dont ils n’ont pas la science infuse et aux formes de stigmatisation.

« Ayant grandi dans une famille si nombreuse, j’avais pu constater la responsabilité et la part d’imprévisibilité qui incombent à la fonction parentale, et il m’était tout simplement impossible d’imaginer sacrifier ma liberté au nom de l’engagement requis pour l’éducation d’un enfant, ce qui signifierait aussi déchoir de sa priorité le moi, moi, moi, et reléguer mon art au second plan, puisqu’un enfant devrait sûrement être la première de mes préoccupations. »

Qu’est-ce qui a donné à Bernardine cette résolution réjouissante qui confine à l’entêtement ? Son éducation dans un foyer politisé aux prises avec cinquante nuances de racisme y est sans doute pour quelque chose. Mais aussi la sororité des copines du Théâtre des Femmes noires, l’amour de son mari, la confiance de son éditeur. Toujours est-il que n’en déplaise aux « braves gens qui n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux », comme dirait Brassens, Bernardine non seulement ne se cache pas, mais vit À FOND ses choix anti-conventionnels. Et prend le risque incroyable de tout subordonner (confort, sécurité matérielle, vie de couple et de famille) à une démarche créatrice tâtonnante placée là-encore sous le signe des chemins de traverse…

« Ma mère se rappelle un prêtre, un chanoine qui faisait le tour des chambres à l’hôpital, où elle se trouvait pour la naissance de son huitième et dernier enfant. Quand elle lui dit où elle habitait, il lui demanda si l’endroit était proche de « la maison où vivent les noirauds », ignorant totalement que l’enfant dans le ventre de cette femme était l’un d’entre eux. Fidèle adepte des préceptes de l’Église, ma mère fut bouleversée par le langage ouvertement raciste de cet homme de foi. »

Même quand on connaît les dégâts du racisme et le poids des conformismes, on ne peut qu’être effaré par ce que raconte l’autrice. Pourtant, ce livre est plein de bonnes ondes. La sincérité, l’autodérision qui traversent ces pages en font une lecture non seulement inspirante mais très plaisante. Il y a même quelque chose de jubilatoire à voir cette femme repousser de toute sa fougue les limites de son horizon – et du nôtre par la même occasion.

On ne peut que souhaiter que d’autres se reconnaissent dans Bernardine et y trouvent l’énergie de suivre leur propre voie !

Lu en mars 2023 – Éditions Globe, 19,90€

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