La maison vide, de Laurent Mauvignier (Les éditions de Minuit, 2025)

La maison vide est une demeure d’un autre temps. Érigée sur les flancs d’un village à l’époque où la ville était un horizon lointain. Les lieux sont désormais déserts et il y a longtemps que la demeure n’est plus habitée que par un imposant piano et par quelques reliques.

Des photos dont certaines portent les marques d’attaques aux ciseaux.

Une vieille médaille.

Une collection de livres jaunis.

Des feuillets noircis d’une écriture serrée.

Des histoires qui se murmurent.

À partir de là, l’auteur convoque les vies qui ont imprégné ces lieux, remonte le temps et les générations, décortique les engrenages qui transmettent certaines ondes de choc et permettront, peut-être, d’élucider ce qui semble échapper à tout entendement : la fin brutale d’une grand-mère, puis d’un père.

On l’a beaucoup dit, les auteurs contemporains pratiquent de plus en plus la littérature de soi – combien sont-ils à se dire eux-mêmes, à évoquer leurs drames, leur expériences intimes, leurs parents, leur famille ? À privilégier une première personne assumée plutôt que de se couler dans la peau d’un.e autre ? À faire du « je » un outil de connaissance et d’exploration du social ? Assez fascinée par la manière dont cette forme de littérature devient un instrument d’enquête, je dois pourtant bien admettre que ce qui m’emporte, me réjouit, me transporte en littérature, c’est la fiction. Je ne voyais donc pas forcément d’un très bon œil les romans d’inspiration autobiographiques prendre autant de place dans cette rentrée littéraire.

Et bien, je reconnais de bonne grâce que Laurent Mauvignier m’a donné tort. En remontant aussi loin dans le temps, il réinvente radicalement l’exercice. Puisque nécessairement, cela implique de faire la part belle… à la fiction.

« C’est parce que je ne sais rien ou presque rien de mon histoire familiale que j’ai besoin d’en écrire une sur mesure, à partir de faits vérifiés, de gens ayant existé, mais dont les histoires sont tellement lacunaires et impossibles à reconstituer qu’il faut leur créer un monde dans lequel, même fictif, ils auront chacun eu une existence. C’est cette réalité qui se dessine qui deviendra la seule, même si elle est fausse, car la réalité vécue s’est dissoute et n’a aucune raison de nous revenir ; le récit que j’en fais est comme une ombre déformée trahissant la présence d’une histoire dont je capte seulement l’écho, la vibration dans l’image tremblante d’une fiction et d’un roman possible. »

Sans les incises de l’auteur qui nous prévient quand le manque d’indices l’oblige à combler certains trous à l’aide de son imagination, on en oublierait presque qu’on n’est pas dans un roman historique purement fictionnel. En deux temps, trois mouvements, nous voici dans la France rurale et corsetée du 19e siècle qui prend vie sous nos yeux écarquillés, emporté.e par une intrigue menée tambour battant et une flopée de personnages fascinants. Je me suis totalement laissée prendre, séduite notamment par la finesse psychologique et la flamboyance des personnages – surtout féminins. On ne voit, pour ainsi dire, pas les (744) pages défiler. Il faut dire qu’outre les péripéties nourries par l’Histoire et le sort, la quête personnelle de l’auteur met le récit sous tension : qu’a-t-il bien pu se passer pour que cette maison se retrouve « vide » ? Qu’est-il advenu des branches les plus récentes de l’arbre généalogique ?

C’est presque devenu un cliché de parler de la transmission des blessures et traumatismes d’une génération à l’autre. Mais je n’ai jamais vu les mécanismes à l’œuvre mis au jour de manière aussi magistrale, avec aussi des réflexions bouleversantes sur la manière dont s’écrivent les légendes familiales, l’imprégnation des lieux par leurs habitants, le poids des non-dits et la nécessité de dire – quitte à parfois devoir broder un peu, ce pour quoi Mauvignier est si doué. Il fait cela d’une voix singulière, à la fois très écrite – précise, incarnée, poétique parfois – et très vivante, nous donnant l’impression qu’il nous murmure son histoire au coin du feu.

Une œuvre ample, habitée, débordant d’humanité qui m’a émue en montrant comment la littérature peut offrir une demeure à ce qui n’existe plus.

Lu en octobre 2025 – Éditions de Minuit, 25€

5 commentaires sur “La maison vide, de Laurent Mauvignier (Les éditions de Minuit, 2025)

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  1. Ta dernière phrase : « Une œuvre […] débordant d’humanité qui m’a émue en montrant comment la littérature peut offrir une demeure à ce qui n’existe plus. » est magnifique et ne peut qu’interpeler.

    J’avoue que je ne suis pas très littérature blanche mais le fait qu’il y ait un vernis historique, et celui du XIXe en plus, pourrait fortement m’aider à me laisser tenter 🙂

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  2. Allons bon… Je ne pensais pas le lire et voilà que je tombe sur ta chronique… qui me fait changer d’avis tellement elle est belle, douce et limpide… Mais c’est quand même un sacré pavé ! 😉 Merci pour tes mots, Isabelle. 🙂

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