Au loin, de Hernan Diaz (La Croisée, 2018)

Dès la première page, j’ai eu le sentiment de plonger dans un film : une banquise dont la blancheur se fond avec celle du ciel et entre, comme seule interruption, un trou. Une béance dont surgit un être titanesque à barbe blanche dont on ne sait pas très bien s’il est humain ou mythologique mais dont l’équipage du navire pris dans les glaces semble avoir entendu de sacrées histoires. Soudain, la créature s’assoit près du feu et se met à raconter…

Me voilà embarquée dans un récit qui se noue dans le monde impitoyable de la Suède rurale du milieu du 19e siècle où deux frères inséparables parviennent à obtenir un billet pour tenter de se construire une existence plus heureuse outre-Atlantique. Mais le cadet, Håkan, se retrouve à bord d’un navire qui le mène non pas à New York, comme prévu, mais à San Francisco. Porté par un attachement sans faille à son aîné, l’adolescent n’envisage rien d’autre que de franchir les presque 5.000 km qui les séparent désormais. Et puisqu’il ne possède ni argent ni cheval, il ira à pied.

Tous les éléments du western sont réunis : le grand ouest et les chevaux, les villes surgies de rien en une nuit, les aventuriers accros à l’or, les as de la gâchette qui vous détroussent à la première occasion, les illuminés de la foi, les rixes entre colons et « indiens ». Passionnée par cette quête un peu désespérée, j’ai eu le sentiment de renouer avec les romans d’aventure que nous aimions tant lire avec mes moussaillons, de l’Odyssée d’Ulysse à la recherche de L’île au trésor de Stevenson, la chasse impitoyable de Moby Dick décrite par Herman Melville ou, plus encore, L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, roman jeunesse de Davide Morosinotto qui racontait le périple d’un frère et d’une sœur pour se retrouver dans la Russie de 1940. La plume était magnifique, les paysages à la fois à couper le souffle et presque écrasants – quel hommage à la nature brute des États-Unis ! – et j’étais très séduite de voir cet adolescent au seuil de la vie traverser un pays dont l’histoire restait, elle aussi, largement à écrire.

Très vite, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’un simple roman d’apprentissage ou d’un western classique. C’est même presque un antiwestern tant les codes du genre sont pris à rebours, avec une conquête de l’Est qui voit Håkan s’éloigner de l’or californien et voyager toujours à contre-courant des caravanes de pionniers – destin cruel qui, dans cet univers impitoyable, ne lui donne même pas le réconfort de pouvoir bâtir des liens durables avec les autres voyageurs. Le roman offre des pages magnifiques sur la solitude, décrite dans ses différentes strates et nuances qui donnent l’impression de finir par s’attaquer à la substance des êtres. Il y a ici presque une poésie de la perte de repères et de sens qui brouillent la différence entre une année et un instant.

On ne peut qu’être fascinée par le décalage des mythes progressivement construits autour de la personne de Håkan et sa propre expérience. Ainsi, ce voyage à contre-courant permet à Hernan Diaz de déconstruire les plus grands mythes fondateurs américains. Après avoir ici fissuré les clichés de la conquête de l’Ouest, il s’attaquera au Gilded Age dans Trust. Au loin interroge la figure du pionnier et rappelle que les États-Unis se sont construits sur l’immigration, la violence coloniale et un « rêve américain » foncièrement illusoire.

C’est épique et philosophique, littéraire et plein de silences, palpitant et vertigineux.

Lu en décembre 2025 – Version américaine chez Riverhead books, 18$

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