Bien-être, de Nathan Hill (2024)

Elle est virevoltante, distinguée, brillante. Il est artiste et transporte à la fois une délicatesse infinie et une manière bien à lui d’assumer son individualité. Vous le voyez venir : leur rencontre, dans un quartier Bohème du Chicago des années 1990, porte en germe un sensationnel coup de foudre. Mais rien n’étant ce qu’il semble dans ce livre, vous auriez tort de croire, à l’aune du titre, que vous avez ouvert une romance feel-good. Plus on navigue entre futur – vingt ans plus tard, Jack et Elisabeth s’apprêtent à acheter un appartement pour leur petite famille – et passé de chacun des deux protagonistes, plus l’éclairage change et le doute s’immisce : sont-ils des âmes sœurs destinées l’une à l’autre ou s’agissait-il d’une illusion ?

L’amour, un placebo ?

La question est provocatrice, mais fascinante. Nathan Hill sonde la puissance des croyances projetées dans une rencontre à l’âge où on ignore encore soi-même qui on est, des mythes construits à deux, de l’envie de construire une famille quand on n’est pas né dans la bonne, mais aussi la manière dont les images d’Epinal peuvent se fracasser sur les défaites intimes et les caprices d’un gosse insupportable. Finalement, à quoi ça tient, un coup de foudre ? Mais aussi – et c’est là que ça devient vertigineux – à quoi tient tout le reste ? La réussite, le bonheur ? À quoi se raccrocher par les temps qui courent ?

Les personnages sont profonds, souvent (involontairement) drôles à l’image d’Elisabeth qui a sous le coude un arsenal de résultats d’études expérimentales utile pour chaque problème – vie maritale, éducation du petit Toby, aménagement intérieur… Citations (véridiques, vous imaginez bien que j’ai vérifié) à l’appui.

« Elizabeth inspira un grand coup avant de se rasseoir. Elle s’était préparé une assiette en tous points identique à celle de Toby car la science expliquait qu’au moment des repas les jeunes enfants avaient tendance à se caler sur leurs parents (Carruth et al., 2004), qu’ils observaient avant d’imiter leur comportement à table (voir aussi Visalberghi & Addessi, 2000). D’où l’absence de réaction d’Elizabeth quand brocolis, pickles, houmous et macaronis au fromage avaient fusé de l’assiette en plein vol, maculant le sol parfaitement propre de la cuisine, qu’elle allait devoir nettoyer à la serpillière – parfaitement propre car, toujours selon la science, un jeune enfant surmontait mieux ses réticences alimentaires dans une cuisine saine, accueillante et propice à la bonne humeur (Horodynski & Stommel, 2005). Calmement, parce que les jeunes enfants avaient tendance à mieux répondre à un parent qui leur montrait le comportement approprié qu’aux réprimandes (Solomon & Serres, 1999), elle avala une autre bouchée de son riz à sushis, sans (jamais) dire à Toby que ce n’était pas bien, sans le traiter d’espèce de petit con même si, pour être franche, elle se le répétait en boucle dans sa tête.
Mais non, jamais elle ne lui collerait à voix haute l’étiquette d’enfant difficile, parce que les étiquettes avaient un effet aggravant sur les comportements (Ambady et al., 2001), parce qu’un enfant risquait d’intérioriser l’étiquette et de s’y conformer, parce qu’il s’efforcerait de répondre à l’image qu’on avait déjà de sa personne (phénomène connu sous le nom de « susceptibilité aux stéréotypes »). »

Les figures du Chicago bohème, puis de la banlieue gentrifiée où le couple déménage valent leur pesant de cacahuètes, comme l’arbre généalogique grouillant de requins d’Elisabeth. Tout cela est très divertissant, mais aussi magistralement orchestré avec des jeux d’écho entre les chapitres. En toile de fond, subtilement et férocement, s’esquisse la fresque d’un monde où valeurs et certitudes sont relativisées à la fois par les fluctuations d’offre et de demande, le post-modernisme, les théories du développement personnel et les délires complotistes.

« Quand Lawrence partage cette vidéo YouTube expliquant pourquoi les gens ne doivent pas se faire vacciner, ce qui offense le plus Jack est, en fait, la musique, parce que son créateur a choisi Rage Against the Machine hurlant « Fuck you, I won’t do what you tell me! », et Jack se dit C’est ma chanson ! Tu ne peux pas prendre ma chanson ! Ça lui arrive tout le temps, de se sentir choqué de voir sa rhétorique d’antan lui revenir comme un boomerang à travers les décennies, via son père, transformée et répugnante.
Il se rappelle son atelier de photographie à l’université. Les longues tirades du professeur Laird sur l’indétermination du langage, la construction sociale de la réalité, l’instabilité du réel, auxquelles les étudiants acquiesçaient, adhéraient. Ils déconstruisaient le discours, déconstruisaient la vérité, déconstruisaient l’art. Jack avait déconstruit sa propre photographie à tel point qu’il n’était même plus exact d’appeler ça de la photographie – il n’y avait plus de sujet, plus d’appareil photo. Les terrains connus ne sont que du vent – c’était ce qu’on leur avait appris. La réalité est une fabrication. La vérité n’existe pas.
Et il est là maintenant, vingt ans plus tard, en train de soutenir exactement l’inverse. »

Dans un tel monde, l’amour est peut-être un placebo mais on a envie d’y croire.

Entre souffle romanesque et réflexions vertigineuses, ce roman attendrit, captive, amuse, prend à la gorge. Il se lit déjà comme un classique. Love at first sight !

Lu en novembre 2024 – Gallimard, traduction de Nathalie Bru, 26€

12 commentaires sur “Bien-être, de Nathan Hill (2024)

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  1. Bravo pour ton superbe avis qui donne envie de découvrir ce coup de foudre qui semble prétexte à un livre bien plus profond que je l’aurais pensé. Tu en parles très joliment avec un sens de la formule que j’ai beaucoup apprécié.

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    1. Merci beaucoup, c’est très gentil ! Et c’est exactement ça. Au début (quelques pages, je divulgâche à peine), on pense qu’on est dans une romance dans laquelle on a tout de suite envie de se lover tant c’est bien écrit, et en fait, le propos est à la fois profond dans la manière de décortiquer cette relation sur le long terme et plus large, il s’agit de toute notre époque à mon avis. Assez impressionnant.

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    1. Merci beaucoup, c’est très gentil ! C’est toute la question du roman dont les personnages ne trouvent pas de réponse simple tant leurs certitudes (y compris sur l’amour porté à leur conjoint, les fondations de leur bonheur…) vaciller alors que les années passent et que la société voit ses valeurs bouleversées par différentes évolutions. En tout cas, j’ai été heureuse d’y réfléchir 🙂

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  2. Il est dans ma liste. J’attends qu’il soit dispo en médiathèque mais beaucoup de réservations dessus encore. Ton avis conforte mon impression de départ !

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