Un jeu sans fin, de Richard Powers (Actes Sud, 2025)

Richard Powers est joueur ! Il avance ses pions lentement mais sûrement, bien malin qui devinera la manière dont ils sont coordonnés.

Ses différents fils narratifs progressent comme un banc de poissons : multiples, indépendants, chacun ancré dans un espace et un temps singulier, et pourtant gouvernés par une chorégraphie invisible qui, au terme de leurs spirales, compose une figure cohérente. Au départ, on ne voit pas ce qu’une plongeuse québécoise accro aux abysses pourrait avoir à faire avec de jeunes américains ou une artiste polynésienne qui ramasse des déchets plastifiés sur les plages de Makatea, îlot du Pacifique au centre de l’attention de mystérieux investisseurs américains. Tout semble bientôt tourner autour de Todd et Rafi, figures centrales aussi antinomiques que magnétiquement attirées l’une vers l’autre. L’un est blanc et riche, l’autre noir et pauvre ; l’un s’en remet à la fiabilité des programmes informatiques, l’autre à l’instinct, aux cogitations métaphysiques et à la création littéraire. Deux pôles dont l’orbite mutuelle attire peu à peu tous les autres fils de l’histoire, jusqu’à les fondre dans une même trajectoire…

Le jeu est omniprésent : mode d’expérimentation ou d’apprentissage, source de plaisir, ciment de l’amitié, moteur de l’évolution. Les échecs et surtout le go deviennent ici métaphore d’une manière d’exister, d’anticiper, de nouer des relations. Powers montre comment ces logiques ludiques traversent les sphères humaines et non-humaines : un banc de poissons vire d’un seul élan, une raie manta ajuste sa danse, une intelligence artificielle calcule ses coups, une relation amicale se tend ou se détend selon les mouvements adverses.

« Quelle inexactitude d’appeler cette planète la Terre, alors que, clairement, c’est l’Océan. »

Et puis il y a la beauté des abysses. Certaines pages font ressentir l’ivresse des plongées sous-marines, le frisson au passage d’une raie géante, la respiration mesurée dans le bleu profond. Ces pages sont lumineuses, sensorielles, presque hypnotiques. Cette beauté fait ressortir la face sombre du roman : pollution marine, extractivisme, projets libertariens d’îles flottantes – malheureusement, on n’est pas dans un jeu de ressources, mais il s’agit de notre planète et de projets de milliardaires qui n’ont rien de fictionnel…

« L’ère des humains touchait à sa fin. On avait déjà dépassé l’an un de l’ère des machines intelligentes. Une nouvelle forme de vie était apparue qui allait prendre nos emplois, diriger notre économie, faire des découvertes à notre place, être notre amie et arranger nos sociétés à son idée. »

Le roman est dense de réflexions qui nous entraînent sur le terrain des maladies dégénératives – celle qui ronge l’un de personnages est décrite avec un mélange de lyrisme et de précision clinique –, ou encore dans des cogitations d’une actualité brûlante sur les réseaux sociaux et les intelligences artificielles. Diplômé en physique et littérature, ancien programmeur de la Silicon Valley, Richard Powers connaît son sujet et n’a pas besoin d’inventer grand-chose tant, décidément, la réalité dépasse la fiction.

Les deux protagonistes sont remarquables : leurs personnalités hors-normes donnent envie de les suivre. Les autres fils narratifs m’ont semblé moins aboutis : peut-être ce décalage prend-il tout son sens une fois la clé du roman en main – je n’en dis évidemment pas plus pour ne pas divulgâcher !

In fine, ce roman m’a bluffée et je ne peux que saluer sa capacité à me prendre de court avec un dénouement déstabilisant qui m’a laissé l’impression d’une partie savamment orchestrée, matière géniale pour stimuler ses neurones mais qui ne m’a guère émue.

Lu en août 2025 – Actes Sud, 23,80€

3 commentaires sur “Un jeu sans fin, de Richard Powers (Actes Sud, 2025)

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  1. Je ne connais pas l’auteur. La couverture et ce que tu en dis sur la variété et l’intérêt des sujets m’interesse plus. Je viens d’ailleurs de sortir d’un roman parlant aussi des océans mais celui-ci a l’air plus profond.

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    1. Je ne suis pas celle qui le connaît le mieux (ce titre était mon premier) mais il semble avoir sa petite communauté de fans ! On m’a dit que Sidérations était encore mieux, je vais le mettre à mon programme. Bonne découverte si tu y vas !

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