The Nix, de Nathan Hill (traduit Les fantômes du vieux pays chez Gallimard, 2017)

Évaporée quand Samuel avait onze ans, sa mère refait surface vingt ans plus tard de la plus fracassante des manières – en attaquant, à coups de gravillons, un candidat populiste à la présidentielle américaine. L’affaire est sur tous les écrans, sidération chez Samuel : s’agit-il vraiment de sa mère ? Peut-il lui venir en aide ? Pour cela, il faudrait d’abord parvenir à cerner qui elle est, comment elle en est venue à abandonner son foyer et quelles ont pu être les motivations de son geste incompréhensible…

À partir de là, Nathan Hill ne déroule pas une intrigue classique, mais plutôt un « roman-puzzle », éparpillant des pièces dont le rapport n’est pas évident de prime abord mais qui sont d’emblée fascinantes en elles-mêmes. On rencontre, entre autres, un prof de littérature en panne d’inspiration, des gamers accros au jeu Elfscape, une prodige du violon, une bande de hippies, une pop star qui publie ses « mémoires » à seize ans, et même une créature mythologique norvégienne. Petit à petit, ces fragments s’imbriquent pour composer le portrait d’une famille éclatée et d’une Amérique en crise. C’est brillant, souvent drôle, mais aussi profond – étonnamment lourd de sens pour un roman qui se lit tout seul. On pourrait en tirer une multitude de fils (assez pour tricoter un pull dirait mon camarade Berni), mais trois m’ont particulièrement intéressée.

“What’s true? What’s false? In case you haven’t noticed, the world has pretty much given up on the old Enlightenment idea of piecing together the truth based on observed data. Reality is too complicated and scary for that. Instead, it’s way easier to ignore all data that doesn’t fit your preconceptions and believe all data that does. I believe what I believe, and you believe what you believe, and we’ll agree to disagree. It’s liberal tolerance meets dark ages denialism. It’s very hip right now.”

Premier fil : la quête de vérité dans le monde ambigu, superficiel, voire factice qui est le nôtre. Comme dans Bien-être, le vrai, l’authentique semble se dissoudre dans un flux de discours, de figures rhétoriques, de mythes, de bulles médiatiques, de ragots et de diversions. Rien ni personne n’est ce qu’il semble – les plus assurés ont les failles les plus profondes, les plus généreux ou idéalistes sont en fait des opportunistes… On finit par se demander, avec l’un des personnages, si les émotions les plus vraies ne sont pas celles ressenties par les joueurs qui se réfugient dans les paysages merveilleux d’Elfscape.

“Because he knew in some way the game was all false and illusionary and the places he ‘remembered’ didn’t really exist except as digital code stored on his computer’s hard drive. But then he thought about this time he climbed to the top of a mountain on the northern edge of Elfscape’s western continent and watched the moon rise over the horizon, watched the moonlight sparkle off the snow, and he thought it was beautiful, and he thought about how people talked about feeling transported by works of art… and he decided there was really no difference between their experience and his experience. Sure, the mountain wasn’t real, the moonlight wasn’t real, but the beauty? And his memory of it? That was real.”

« What is the point ? What am I doing ? What would Bethany think ? »

Deuxième fil : la difficulté de se construire dans un tel labyrinthe. J’ai adoré la manière dont est restituée l’intensité des jeunes années. Les personnages sont très attachants, empêtrés dans leurs rêves, les attentes parfois absurdes qui pèsent sur eux et les croyances auxquelles ils ont été biberonnés (après avoir déjà frissonné en lisant Sacrées Sorcières, de Roald Dahl, j’ai pu de nouveau constater que les contes pour enfants norvégiens, ce n’est pas de la tarte !). Les aller-retours temporels éclairent la fragilité des identités, la manière tour à tour douloureuse et euphorique dont on devient soi-même.

“A McDonald’s next door to a Burger King, across the street from a Hardee’s, in the same lot as a Steak ’n Shake and a Bonanza and a Ponderosa all-you-can-eat smorgasbord thing. What you get, in other words, is choice. Or, rather, the illusion of choice, she said, all these restaurants offering substantially the same menu, some slight variation on potatoes and beef.”

Troisième fil : la réflexion subtile développée autour de la question du libre-arbitre. Jusqu’à quel point sommes-nous les acteurs de nos vies ? Ou des créatures modelées par une société qui marche sur la tête ? Ou encore les jouets de nos fantômes intérieurs ? L’auteur trouve une forme brillante pour nous interpeller à ce sujet (je n’en dis pas plus !). Et la métaphore de la nixe, fantôme norvégien qui hante une personne toute sa vie durant, incarne la manière dont le passé nous poursuit, nous marque et nous façonne.

Ce qui m’a bluffée, c’est la capacité de Nathan Hill à explorer ces questions politiques et métaphysiques en navigant à la lisière entre tragédie et comédie (je n’aurais jamais cru rire autant sur des sujets pareils !) et sans jamais nous perdre – même si certains détours narratifs auraient pu être resserrés, notamment dans le dernier tiers. Par contre, cela semble presque un détail tant j’ai aimé le roman, mais la fin m’a prise de court, avec un virage inattendu qui semble presque contredire ce que le roman s’est évertué à montrer 700 pages durant.

Les fantômes du vieux pays reste un grand roman. Par la grâce de ses personnages cabossés, par sa façon à la fois satirique et poignante de toucher des nerfs de notre époque, ce roman se démarque et nous laisse l’impression, comme après un puzzle, d’avoir rassemblé quelque chose de nous-mêmes.

Mille mercis à Chrystèle et à Berni d’être venus à bout de ce puzzle avec moi ! N’hésitez pas à lire leurs retours ici et .

Lu en mai 2025 – Edition américaine chez Vintage, 19$

10 commentaires sur “The Nix, de Nathan Hill (traduit Les fantômes du vieux pays chez Gallimard, 2017)

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    1. Un sacré écrivain, puisque son deuxième roman, Bien-être, m’avait aussi fascinée. C’est rare d’être ainsi interrogée sur autant de sujets très forts tout en restant à 100% dans une « lecture plaisir ». Et effectivement, la narration est d’une agilité impressionnante, ça se lit tout seul.

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    1. Quelle chance ! Tu vas effectivement devoir porter ton dévolu sur l’un de ces deux… parce que ce sont les deux seuls. Nathan Hill prend énormément de temps, il a mis une petite dizaine d’année par titre. N’hésite pas, ce sont vraiment des romans qui se démarquent et ils parviennent à être à la fois intelligents et divertissants.

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