Nos cœurs disparus, de Céleste Ng (Sonatine, 2023)

Dans cette uchronie dystopique, Céleste Ng imagine des États-Unis qui, à la suite d’une crise économique, vivraient sous le joug d’un pacte répressif présenté comme un rempart face aux menaces qui minent le pays de l’intérieur – des menaces attribuées avant tout aux citoyens d’origine asiatique. Tous les moyens sont bons pour garantir l’ordre public et la sécurité des braves gens. Le régime va jusqu’à arracher leurs enfants aux personnes jugées subversives pour les placer dans des foyers mieux à même d’en faire de bons citoyens. Mais dans la famille de Bird, c’est la mère qui a disparu du jour au lendemain, le laissant seul avec son père linguiste à l’université. Que lui est-il arrivé ? Que fait-elle, depuis toutes ces années ? La réception d’une lettre mystérieuse va déclencher la quête de Bird, avec pour indice principal, les histoires que lui racontait sa mère…

« Les économistes ne se mettraient jamais complètement d’accord sur les raisons de cette crise. Certains diraient que c’était malheureusement cyclique, que ces choses-là revenaient périodiquement comme les cigales ou les épidémies. D’autres accuserait la spéculation, ou l’inflation, ou bien un manque de confiance des consommateurs … même si les raisons de ces raisons ne seraient jamais très claires. Avec le temps beaucoup ressortiraient de vieilles rivalités cherchant à qui faire porter le chapeau ; au bout de quelques années ils s’accorderaient pour désigner la Chine, ce perpétuel et menaçant péril jaune. Ils verraient sa main derrière chaque échec et fracture de la Crise. »

J’ai eu du mal à entrer dans ce roman. Toute la première partie décrit le désarroi de la famille Gardner, l’absence de la mère, la manière dont le père a été rétrogradé de la faculté de Harvard vers la gestion de la bibliothèque universitaire, le quotidien morose qu’il partage avec Bird dans un quartier-dortoir du campus. Leur vie sans saveur m’a pesé. Les ingrédients sont ceux des dystopies depuis celles d’Aldous Huxley et de George Orwell : censure et interdictions, propagande patriotique et chasse aux sorcières, surveillance généralisée et culture de la délation. L’intrigue m’a embarquée à partir du moment où la quête de Bird le met sur la voie, nous permettant de cerner l’enchevêtrement des drames qui ont déchiré le pays et sa famille, puis de nous infiltrer dans certains milieux dissidents.

« Elle faisait toujours ça, lui raconter des histoires. Ouvrir des brèches par où la magie pouvait s’insinuer, faisant du monde un lieu de tous les possibles. »

Personnage sensible et courageux, à la lisière entre enfance et adolescence, Bird porte l’intrigue. C’est son regard innocent qui nous révèle l’étendue des dégâts. Nous partageons aussi l’optimisme qu’il puise envers et contre tout dans la foi dans l’amour de sa mère. Forcément, les relations parents-enfants malmenées par le régime créent un registre particulièrement poignant. Dans la mémoire des personnages concernées, ces relations sont idéalisées, soulignant l’horreur des séparations. Je me suis demandé s’il était nécessaire d’imaginer un système aussi inhumain pour évoquer l’érosion démocratique, la montée insidieuse des haines, la lâcheté de la majorité silencieuse qui trouve plus confortable de fermer les yeux.

Mais voilà que dans la note adossée au roman, l’autrice explique la manière dont son texte puise dans toute une série de faits réels ancrés dans une longue histoire de représentations et pratiques racistes : montée des violences anti-asiatiques dans le contexte de la pandémie de Covid, crimes de haine commis contre des personnes appartenant à des minorités visibles, appels à la censure de livres au nom de la ‘protection’ de la jeunesse, mais aussi les enlèvements d’enfants à leurs familles. Pensez par exemple aux maisons d’éducation où des enfants autochtones ont longtemps été envoyés de force en Amérique du Nord, ou à la séparation de familles qui immigraient aux États-Unis pendant la présidence de Trump.

En lisant cette note qui ne faisait que lister des événements dont j’avais déjà connaissance mais que je n’avais pas reliés, j’ai été sidérée de réaliser que Celeste Ng n’avait pas inventé grand-chose ni forcé le trait, mais plutôt extrapolé à partir de dérives à l’œuvre dans nos sociétés. Son roman célèbre la résilience de ceux qui s’aiment, les pouvoirs subversifs de l’art et des mots. Il nous invite à défendre collectivement nos libertés, à prendre conscience des formes d’oppression et à laisser s’exprimer leurs victimes.

Un roman constamment à la lisière entre détresse et espoir, conte et thriller, qui captive et donne à réfléchir.

Lu en décembre 2023 – Sonatine, traduction de Julie Siobny, 23,50€

5 commentaires sur “Nos cœurs disparus, de Céleste Ng (Sonatine, 2023)

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    1. Oui. Je me disais presque : « bon, c’est un peu tire-larme de jouer ainsi sur le ressort de la séparation de parents et d’enfants, était-ce vraiment nécessaire, etc. » Et quand j’ai réalisé que ce n’était pas quelque chose qu’elle avait inventé (cela prend certainement des dimensions différentes dans le roman mais le principe de telles séparations n’est pas une invention du roman), j’ai eu l’impression de réaliser pour la première fois à quel point cette pratique est horrible. J’en ai été d’autant plus ébranlée de découvrir qu’elle avait été récurrente, dans plusieurs contextes.

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    1. En fait, beaucoup de lecteur.ice.s trouvent que c’est moins dur que les dystopies classiques comme celle d’Orwell ou d’Atwood, parce que Bird a une foi inébranlable en l’amour de sa mère, beaucoup de souvenirs très tendres, ce qui fait qu’il y a quelque chose de naïf, d’enfantin, de tendre qui irradie toute l’histoire. J’ai lu Stephen King dans le New-York Times qui disait que d’après lui, le roman est d’autant plus fort qu’il ne fait pas dans la surenchère, qu’il y a une sorte de retenue.

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      1. Ca semble surprenant quand même… On imagine à priori que rattacher son histoire à des faits réels les rend forcément plus tangibles donc qu’ils prennent plus aux tripes. Je le note, si l’occasion se présente 😉

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